Quelques minutes plus tard, Célia redescendait l’escalier. Sa nervosité l’avait quittée, elle avait devant elle trois journées de tranquillité, libérée de l’exubérance maniaque de sa mère. Dans le hall de l’immeuble, elle tomba sur madame Alami qui faisait la poussière sur les rangées de boîtes aux lettres.
— Mademoiselle Célia ! Il me semblait bien avoir entendu votre voix tout à l’heure mais, voyez, le coupable venait tout juste de comprendre qu’il était cuit. Vous savez, ce moment où il réalise que le Columbo, sous ses airs de rien y comprendre, il avait tout capté depuis le début ?
Célia lui sourit. Elle aimait les traits ronds de la vieille concierge, ses yeux rieurs, son odeur de cire pour les meubles et le soin qu’elle apportait aux multiples pots qui fleurissaient la cour intérieure. Nadia Alami était l’une des rares personnes qu’elle avait plaisir à fréquenter. Sans un mot, elle l’invita à la suivre dans sa loge, et Célia se laissa faire de bon cœur.
Après une première tournée de thé à la menthe, madame Alami reprit ses aiguilles à tricoter et continua à faire la conversation presque toute seule, en avançant son ouvrage.
— Qu’est-ce que vous tricotez ? C’est drôlement joli ce motif rayé.
— Oh vous êtes bien mignonne, mais ce sont juste des moufles pour ma petite-fille Julie. Voyez, les gants c’est trop difficile pour moi maintenant, il faut travailler sur des doubles pointes. Et avec mes mains tout abîmées…
Elle contempla avec douleur ses doigts tordus par des années de récurage, de polissage et de décrassage.
— Voyez, poursuivit-elle, c’est un art de précision, le tricot.
Ces histoires de gants pleins de doigts rappelèrent à Célia le gant rose à paillettes, là, au fond de sa poche. Elle le sortit pour l’examiner plus en détail.
— Dites donc, il ne passe pas inaperçu ce modèle-ci. Je vous aurais imaginée avec quelque chose de plus discret.
— Ce n’est pas à moi, c’est un type que j’ai croisé dans le métro qui l’a laissé tomber. Et je me demande s’il n’a pas fait exprès de le laisser tomber.
La concierge fronça les sourcils, en proie à une intense réflexion.
— C’est pas banal ça. Surtout qu’il a dû demander pas mal d’efforts à la tricoteuse, ce gant. Alors, c’est pas très respectueux de le jeter par terre, comme ça.
Célia sortit subitement de sa torpeur.
— Comment ça, la tricoteuse ?
— Ben…vous voyez une étiquette sur le gant, vous ? Une marque ? Un Made in China ? Non, il n’y a rien de tout ça. Pour une bonne raison, c’est qu’il a été tricoté à la main par une vraie personne. Voyez, là et là, il y a des petites différences dans le motif. Des mailles travaillées dans le mauvais sens, ça arrive même si on fait attention. On n’est pas des machines, voyez.
La vieille concierge était ravie de partager son savoir avec Célia. Constatant son soudain intérêt pour le tricot, elle entreprit de lui expliquer les techniques utilisées pour fabriquer le gant – point jersey, côtes, couture invisible – et l’habileté manifeste de sa conceptrice. Il s’agissait d’une femme, Nadia Alami était catégorique.
— Le tricot, c’est pas une affaire de bonshommes. Ça demande de la persévérance, de la patience, et des heures de travail en face-à-face avec soi-même.
Célia n’essaya pas de discuter, car Madame Alami était toute-puissante en la matière.
— Dites, est-ce qu’à votre avis, il y aurait un moyen de retrouver la personne qui a tricoté ce gant ?
Nadia Alami se leva et alla chercher une paire de lunettes double foyer sur le buffet du salon. Elle les posa sur son nez et instantanément ses yeux noirs doublèrent de volume. Elle tourna et retourna le gant, à l’endroit, à l’envers. Si elle avait possédé un microscope, nul doute qu’elle aurait déposé le lainage sous sa lentille optique. Analysant chaque détail de sa composition, elle finit par enlever ses lunettes en souriant.
— Mademoiselle Célia, vous avez de la chance. Voyez, ces petites étoiles pailletées ? Je vous garantis que ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, de la laine de cette qualité, avec des fils irisés aussi brillants. En général, on utilise du synthétique pour un rendu de ce type-là, ça coûte bien moins cher. Mais là, notre tricoteuse a dégoté une pelote bien particulière. Il y a fort à parier qu’elle y tenait beaucoup, à la destinataire des gants.
La vieille dame vouait déjà une admiration sans bornes à celle qu’elle désignait comme la tricoteuse. Son diagnostic posé, les yeux pétillants, elle demanda à sa visiteuse :
— J’y pense, mademoiselle Célia, ça vous dirait une petite aventure du côté du Quartier latin ?
— Partir plus tôt ? Et pourquoi, si ce n’est pas trop indiscret ?
Antoine Lavoie n’avait pas même levé sa tête de souris vers Célia pour lui répondre. Ses binocles dorés en équilibre sur le bout de son nez, les yeux réduits à une fente, il était extrêmement concentré sur un enregistrement de la Symphonie Pastorale. Comme toujours lorsqu’il restaurait du Beethoven, il était d’une humeur massacrante. La requête de Célia n’aurait pas pu tomber plus mal.
Dans la boutique surchargée de rayonnages pleins à craquer de platines, de notices, de magazines et de disques, elle était seule avec son patron. Ce vendredi, aucun client n’avait poussé la porte du magasin passage du Grand-Cerf. Célia faillit le signaler à monsieur Lavoie pour justifier son départ anticipé, puis se ravisa en pensant que cela risquait d’aggraver son irritation. Autant lui dire la vérité. Elle était de toute manière incapable de mentir à qui que ce soit, et encore moins à celui qui lui avait tendu la main au moment où elle en avait eu tant besoin.
— J’ai trouvé un gant dans la rue, et je cherche l’homme à qui il appartient, ânonna Célia, presque honteuse.
L’artisan stoppa son travail brusquement et la dévisagea sans comprendre.
— Ecoute Antoine, je ne te demande jamais de service. J’ai fait la fermeture toute la semaine dernière. Ce soir, j’ai juste besoin de partir une demi-heure plus tôt. Les disques que j’ai rapportés chez moi il y a trois jours sont presque tous nettoyés. Je les terminerai en rentrant et tu les auras demain.
Célia termina sa phrase, tout essoufflée. Il était rare qu’elle aligne autant de mots. Son employeur semblait aussi surpris qu’elle par son débit inhabituel.
— Qu’est-ce que tu y gagnes, toi, dans cette histoire ? Elle a quelque chose de spécial cette paire de gants ? Quoi, elle appartient au roi du Maroc ?
— Va savoir. Et il n’y en a qu’un, de gant.
— Si ça se trouve, ça va se terminer comme Cendrillon et sa pantoufle, lança l’artisan. Tu sais : ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Antoine partit d’un rire sonore. Célia avait remporté la partie.
Une heure plus tard, la jeune femme slalomait entre les étudiants de la Sorbonne qui se déversaient dans la rue de Jussieu. La réaction de son employeur l’avait fait réfléchir pendant son court trajet à pied. Il avait raison en un sens, pourquoi diable se lançait-elle dans cette espèce de quête bizarre ? Qu’espérait-elle en retirer ? Il n’y avait pas de récompense pour qui rendait un gant égaré. La seule chose qui était claire pour Célia, c’était qu’elle se sentait vivante. Depuis que cet inconnu avait surgi devant elle, et surtout depuis qu’il l’avait regardée, la jeune femme s’était comme réveillée d’un long sommeil. Et elle ne tenait vraiment pas à se rendormir.
Célia poussa la porte du Café 2bis, une adresse sans prétention. Attablée devant son cocktail, les joues colorées, Nadia Alami souriait jusqu’aux oreilles. Sans aucune gêne, la concierge parcourait par-dessus l’épaule de son voisin le journal qu’il tenait en mains. Célia lut, coincé entre un article sur l’envolée des prix des matières premières et un autre sur l’accident de l’Exposition universelle de 1900, un titre qui la fit suffoquer.
Deux ans après les attentats, l’esprit du 13 novembre.
L’angoisse l’envahit, une angoisse qu’elle connaissait par cœur mais qu’elle ne savait toujours pas anticiper. Et l’odeur de poudre lui revint dans les narines, le bourdonnement de l’urgence vrombit à ses oreilles, et l’incompréhension partout, dans les regards, dans les gestes, dans les mots. La mêlée des corps encore vivants qui se penchent sur les silhouettes à terre, sur le trottoir. Celle d’Eva effondrée sur la terrasse, sous la table où se trouvait encore sa pinte de bière. Le corps d’Eva désarticulé, inerte.
Célia tenta de repousser les souvenirs qu’elle ne pouvait changer. Elle égrena mentalement la litanie que lui avait enseignée son thérapeute.
Ce n’est pas ma faute, le passé ne peut pas me faire de mal, ce qui est arrivé est arrivé et ce n’est pas ma faute, le passé n’est pas dangereux, je n’aurais rien pu changer.
Célia prit une grande inspiration. Elle ne se laisserait pas submerger. Pas maintenant, au milieu de tous ces gens. Pas devant Nadia. Elle l’entendit soudain l’appeler d’une voix perçante. La concierge lui faisait de grands signes – elle était pourtant très loin de passer inaperçue. Repoussant la sacoche posée sur la banquette, Célia s’assit à ses côtés.
— Voyez, je me suis dit qu’on aurait peut-être besoin de prendre des notes. Alors j’ai emporté un vieux cahier de ma fille et sa trousse, je n’ai pas su décider quel crayon choisir !
Nadia sirota son cocktail, en proposa une gorgée à Célia qui déclina son offre, et poursuivit.
— Je préfère vous prévenir : Fiona ne s’arrête plus quand on la lance sur la laine. Ou sur l’Irlande. Ou sur ses enfants. Mais, attention, elle s’y connaît : s’il y a une personne au monde qui peut vous retrouver ce qu’a utilisé notre tricoteuse, c’est bien elle ! Je crois que ça lui vient de ses origines. Voyez, chez elle dans le Donegal, il y a autant de moutons que de gens. Alors pensez, elle a ça dans le sang.
Célia imagina des fils de laine rouge qui couraient dans ses veines, qui partaient du bout de ses doigts, s’enroulaient autour de ses poignets, remontaient le long de ses bras, irriguaient son cœur et palpitaient à ses tempes. Des brins un peu rêches qui s’entremêlaient sous sa peau.
Le fort bruit de succion qu’émit Nadia en aspirant le fond de son verre la ramena à la réalité.
— Bon, c’est pas tout ça, on monte chez Fiona ! annonça-t-elle en se levant avec difficulté. En la voyant tituber, Célia pensa que le cocktail n’était pas le premier, qu’il n’était sûrement pas sans alcool et qu’il avait été sifflé un peu trop rapidement.