— Je suis assise à une table, ma mère à l’autre bout, la concierge à ma gauche, mon patron à ma droite et plein d’autres gens que je ne connais pas. Il y en a un avec un chapeau haut-de-forme et des moustaches en guidon de vélo. La table est immense. Il y a des vases pleins de fleurs fanées sur la table et des gâteaux moisis. Je demande ce qu’on fête. Clarisse répond "Ta non-mort". Eva arrive en tenant la main de ma maîtresse de CP, Madame Pujol. Je me souviens qu’elle me terrifiait en classe avec son sourire plein de dents pointues et ses yeux globuleux… C’était une femme très gentille en réalité.
Célia fit une pause pour reprendre sa respiration. En face d’elle, le docteur Kaplan prenait quelques notes en retenant avec peine ses bâillements. Elle était sa dernière patiente, ET la journée avait dû être longue pour lui. Elle abrégea le récit de son rêve.
— Je bois mon thé. Je manque de m’étouffer en avalant un fil de laine qui se trouvait au fond de la tasse. Je tire le fil, il est long, rouge vif, et je le rembobine. Il traverse ma mère, comme si elle était un fantôme. Le bout de la pelote disparaît dans une forme énorme, toute sombre. Une silhouette. Elle se penche sur moi, et je réalise que je suis minuscule. Elle m’enveloppe, m’absorbe.
Le docteur Kaplan releva la tête.
— Et puis je me suis réveillée.
— Qu’avez-vous ressenti en voyant cette forme dans votre rêve ? Et que ressentez-vous en y repensant maintenant ?
— De la tristesse. Et maintenant, un creux, un vide au fond de moi.
— Et à quoi attribuez-vous ce vide ?
Le docteur Kaplan lui avait déjà posé cette question. Elle avait la sensation de tourner en rond. La masse sombre, gigantesque, était apparue plusieurs fois dans des rêves passés. Parfois, Célia tombait et était engloutie par elle, d’autres fois la masse apparaissait derrière une porte ou au coin d’une rue. Que cherchait-il encore à lui faire dire ? Depuis dix-huit mois, elle s’asseyait chaque semaine dans ce fauteuil cabriolet, près de la grosse lampe sur son socle faussement antique, évoquant sa culpabilité d’être encore vivante, de ne pas s’être assise à la place d’Eva ce soir-là.
Elle avait déballé tant de choses – la Clio qui était arrivée en trombe devant le bar, le bruit assourdissant et inconnu des balles, celle qui avait traversé le cœur d’Eva avant qu’elle n’ait pu mettre un point final à sa dernière phrase. A quoi d’autre attribuer le vide qu’elle ressentait ?
— Eva me manque. Elle était tout ce qu’il y avait de beau et de doux dans ma vie. C’était ma lumière… Je n’ai plus de lumière.
Cette fois-ci, Célia perçut des signes d’impatience chez son thérapeute. Il rajusta ses lunettes, haussa légèrement les sourcils. Elle sentit qu’il était déçu par sa réponse. Pourquoi serait-il déçu ? Célia se demandait souvent si elle était une patiente stimulante. Ou si, une fois qu’elle avait quitté son cabinet, il levait les yeux au ciel en soupirant de soulagement.
— Cette masse sombre, en aviez-vous rêvé avant la mort d’Eva ?
Célia sursauta, comme à chaque fois que les mots Eva et mort étaient associés.
Elle hésita avant de répondre.
— Je ne crois pas, non.
Le psychologue se pencha en avant et enleva ses lunettes. Le siège en bois grinça.
— Pour avancer, vous avez besoin de comprendre la nature de ce vide que vous ressentez. J’aimerais vous proposer un exercice de mémoire. Cette forme indistincte, de plus en plus fréquente dans vos rêves, peut en effet être liée aux événements terribles que vous avez vécus il y a deux ans, mais elle peut aussi englober d’autres souvenirs traumatisants. La tristesse que vous ressentez pourrait être liée à l’oblitération volontaire du traumatisme, que vous n’étiez alors pas en mesure d’affronter. L’amnésie traumatique est un phénomène courant. Un mécanisme de survie en quelque sorte, très utile sur le coup mais qui peut laisser des séquelles. Comme le vide au fond de vous, qui vous ronge petit à petit.
La jeune femme sentait son ventre se tordre. Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs lustrés du fauteuil qui lui sembla soudain dur comme de l’acier. Ses genoux tressautaient, ce qui aurait fait pester sa mère. Clarisse ne supportait pas ses symptômes d’angoisse. Tout le corps de Célia lui hurlait de ne pas s’engager sur le chemin indiqué par le docteur Kaplan. Un chemin tortueux, envahi par les ronces, dont chaque pavé pouvait rompre à tout moment et la précipiter dans un ravin.
— Le travail sera progressif. Nous stopperons l’exercice à tout moment sur un simple signe de votre part. Nous irons à votre rythme, sans rien forcer.
C’était ce qu’il attendait d’elle. Comme toujours, Célia obéit à la volonté d’un autre, malgré ses propres réticences.
— D’accord, souffla Célia, dans un murmure.
— Très bien.
Son plaisir était manifeste. Célia sentit le nœud dans son ventre se relâcher un peu.
Le docteur Kaplan avança son siège. Si elle souhaitait arrêter l’exercice mais se trouvait incapable de parler, elle n’avait qu’à lever la main. Lentement, le psychologue démarra un mouvement latéral et répété de l’index devant les yeux de sa patiente.
— Suivez le mouvement de mon doigt juste avec vos yeux, et laissez votre esprit remonter le cours du temps. Remontez tranquillement, il y a une heure, un jour, une semaine… Lorsque vous arriverez à un souvenir fort, qui se présente à vous comme un obstacle, je ferai une pause et – si vous êtes prête – nous le revivrons ensemble, dans la sécurité de ce cabinet. L’objectif est de désamorcer le souvenir, de le rendre inoffensif.
Célia se repassa les événements des derniers jours comme un film. Les informations données par Fiona, trois noms de commerces dont le catalogue comprenait de la laine de yack. La gêne éprouvée en passant à côté des groupes d’étudiants de la Sorbonne souriants et remplis d’espoir en l’avenir. Sa panique à la vue de l’article de journal, dans le café. La chaleur réconfortante du thé à la menthe chez Nadia. La tornade Clarisse. La paire de gants roses de l’inconnu du métro.
L’index se stabilisa. Célia avait l’impression d’émerger à la surface d’une mer dont chaque vague pouvait l’engloutir. Le docteur Kaplan l’invita à prendre quelques profondes respirations, avant de la questionner.
— Etes-vous prête à évoquer le souvenir sur lequel vous vous êtes arrêtée ?
— Je ne suis pas sûre qu’il soit traumatisant. Il n’est pas très intéressant.
— Peu importe, votre visage a changé lorsque vous l’avez revécu. Il s’est contracté. C’est pourquoi j’ai stoppé le mouvement. Il y a peut-être plus dans cette expérience que ce que vous pensez.
Célia lui fit un récit factuel de sa rencontre avec l’homme du métro et du bus n°63. Elle y mettait de la mauvaise volonté, ce qui ne lui ressemblait pas.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris, c’était bête. Je ne connais pas cet homme, son clin d’œil devait être pour quelqu’un d’autre derrière moi. Ma vie doit être si ennuyeuse que je me suis lancée dans cette quête idiote. Je ne porte même pas de gants, je n’en ai jamais mis.
— Jamais ? Même lorsque vous étiez enfant, l’hiver ?
Célia fronça les sourcils et réfléchit.
— Non. Non, je me souviens que ma mère trouvait ça laid. Elle n’aime que les gants en dentelle ou en cuir. Je…je n’ai jamais porté de gants en laine.
Il y avait quelque chose qui clochait dans cette phrase. Célia ne l’aimait pas du tout, cette phrase, elle ne sonnait pas juste. Instinctivement, elle fourra les mains dans les poches de son sweat.
— Nous allons nous arrêter là, cette séance est terminée. La semaine prochaine, si vous êtes d’accord, nous continuerons à remonter le temps. D’ici là, tentez de ne pas trop penser à notre exercice. Ce sera difficile, et ne vous blâmez pas si jamais les souvenirs affluent.
Célia jeta un œil à son téléphone. Il était 19 heures passées et elle devait encore acheter et apporter des provisions à sa mère, toujours coincée avec sa cheville foulée. Elle était si fatiguée, elle s’en sentait incapable. C’était un sentiment qu’elle détestait. En sortant de l’immeuble cossu où se trouvait son psychologue, elle sortit ses écouteurs, chercha d’un doigt tremblant l’artiste la plus réconfortante, la plus enveloppante qu’elle connaissait. Nina Simone.
Dans un état second, elle attrapa les produits que sa mère lui avait commandés – blanc de dinde, biscuits allégés, pamplemousse et ananas – et passa à la caisse sans même s’en apercevoir. Ses gestes étaient mécaniques, mais finalement pas si différents des autres clients de la supérette.
Rue Orfila, elle réalisa deux choses. La première, que Nadia Alami était bien plus enthousiaste qu’elle à l’idée de retrouver l’homme aux gants roses. Une fois réveillée chez Fiona, elle avait bu ses paroles – ainsi qu’un grand verre d’eau fraîche – les yeux noirs écarquillés, tressautant d’excitation sur son fauteuil lorsque l’Irlandaise avait évoqué la laine de yack. C’était la concierge qui avait noté scrupuleusement les noms des trois boutiques citées par Fiona sur le vieux cahier de sa fille, la faisant répéter plusieurs fois pour être sûre de ne pas se tromper. Elle avait tant de questions à poser et son amie était si heureuse de lui répondre en détails, que Célia les avait laissées là, courant à son rendez-vous avec le docteur Kaplan.
La deuxième, c’était qu’elle avait besoin de se concentrer sur sa thérapie. Tout à l’heure, elle avait entrouvert une porte qui avait longtemps été fermée à double tour. Célia allait devoir être courageuse et se concentrer sur ce qu’elle allait découvrir, derrière cette porte. Elle ne pourrait pas tout mener de front toute seule.
Elle frappa à la loge. Nadia était rentrée chez elle et l’accueillit, les joues rouges d’excitation.
— Alors ? Vous en dites quoi ? Mademoiselle Célia, est-ce que je ne l’avais pas dit qu’elle était fantastique, ma Fiona ? Y’en a pas deux comme elle. Du yack ! Remontrez-moi à quoi ça ressemble, encore.
Célia lui tendit son téléphone qui affichait une photo de l’animal, trouvée sur Internet. Il ressemblait à un bison aux poils longs, avec de très longues cornes, et paissait sur un terrain rocheux, entouré de hautes montagnes aux sommets enneigés.
— Madame Alami, vous savez la liste des commerces qui vendent cette laine, celle que nous a donnée Fiona ? Je n’aurai pas tellement le temps de les contacter ces jours-ci… Alors est-ce que ça vous dérangerait de le faire à ma place ?
Elle crut que la concierge allait exploser de fierté.
— Ma petite demoiselle, avec toutes les séries policières que je m’ingurgite, vous pouviez pas mieux tomber. J’ai toujours pensé que je ferais une détective hors pair ! Les concierges, c’est bien connu, ça connaît les manies, les petits secrets, les habitudes de tout le monde. Tiens – et elle baissa la voix en se penchant vers son oreille – vous le saviez, vous, que le monsieur du 1er gauche, monsieur Tran, eh bien à chaque début de mois il reçoit des magazines… un peu olé-olé ? Voyez, ces magazines emballés dans du papier noir pour pas qu’on leur voie la couverture ?
Elle se redressa, gonflant sa poitrine imposante.
— Des petits secrets comme ça, tout le monde en a !
— Même ma mère ? osa demander Célia.
— Ah ça, c’est pas pareil, répondit Madame Alami très sérieusement. C’est la confidentialité, voyez, je peux pas vous raconter.