Torsades. Version intégrale,1ère partie.

lundi 10 juillet 2023

proposé par Céline Bouyer, Isabelle Maillard




TORSADES. 1ère partie
Autrice : Céline Bouyer
Narratrice : Isabelle Maillard
Réalisation : Bernard Laurent

Torsades 1ère partie

Malgré l’air saturé qui lui enserrait les poumons, la jeune femme avait attendu le dernier moment pour sortir de la rame de métro. Elle ressentit une satisfaction intense en posant le pied sur le quai, précisément au début du deuxième couplet.
Le tempo lent de Space Oddity lui donnait une démarche lourde, déséquilibrée, pareille à celle d’une astronaute maladroite rebondissant sur la surface lunaire. Elle avait bien conscience que les autres passagers déviaient leur route à son approche, sans même y penser. C’était parfait, elle avait ainsi l’espace vital dont elle avait besoin. Elle avançait, pas après pas, mesure après mesure, travée après travée. Autour d’elle, chacun se pressait pour attraper sa correspondance, pour refaire surface, pour rejoindre les siens. Hormis sa mère qui vivait quasiment recluse dans le XXe arrondissement, Célia n’avait personne à rejoindre.
A un croisement, une dame très chic, chignon impeccable et tailleur sombre, jaillit d’un couloir et percuta l’épaule de Célia. La dame ne prit pas la peine de ralentir ni d’interrompre sa conversation téléphonique. Le sac en toile de Célia, qui contenait ses vinyles à restaurer, glissa par terre. Son cœur s’accéléra tandis qu’elle rétablissait son équilibre. Elle avait totalement perdu le rythme. Aussi vite que possible, elle reprit le sac. Dieu merci, les disques ne s’étaient pas répandus sur le sol. Elle s’éloigna du croisement et de la foule, en direction d’un mur carrelé de blanc.
Fermant les yeux, elle s’adossa au mur. Respirer, se concentrer sur la mélodie, rouvrir les yeux, et reprendre sa marche étrange parmi le flot des usagers. Marquant exagérément la cadence, elle sentit peu à peu son pouls ralentir et sa gorge se dénouer. Dans quelques secondes, elle atteindrait le bas de l’Escalator. Il était déjà visible. Bientôt, elle remonterait vers la surface. Bientôt, elle reverrait le ciel.
Devant elle, une nuée de crânes s’étendait, crânes à boucles, à chapeau, à bonnet, crânes distingués et crânes ovoïdes. Une constellation de bouts de gens tout gris, que sa haute taille lui permettait d’inventorier à loisir. Gris charbon, gris souris, gris morose…rose ? Là-bas, sur l’Escalator, à environ douze crânes de distance, un homme avait posé la main sur la rambarde. Une main gantée de rose, un rose pétant, fuchsia, qui lui avait fait l’effet d’une claque. Le propriétaire de la main et du gant était un type parfaitement ordinaire, banal même, la cinquantaine passée, pardessus en laine noire bien comme il faut, légèrement voûté. Son crâne à lui était poivre et sel, avec une calvitie naissante.
Durant toute sa remontée vers la surface, les yeux sombres de Célia fixèrent si intensément la main qu’ils lui piquaient. La laine était décorée d’étoiles d’argent. Le gant était manifestement trop petit, puisque le tricot était étiré de telle manière que la peau de l’inconnu était visible dessous. Rose pâle sous le rose fluo. Portait-il également le second gant ? S’était-il trompé ce matin en les enfilant ? Impossible, il aurait au moins remarqué qu’ils n’étaient pas à sa taille. Pourquoi un homme de son âge choisirait-il, en toute conscience, des gants aussi enfantins, qui auraient mieux convenu à une petite fille de cinq ou six ans ?

Grâce à sa position en contrebas, Célia put observer que, non seulement il portait effectivement le deuxième gant, mais que sa main gauche tenait une serviette en cuir noir défraîchi. Il rentrait donc de sa journée de travail, probablement un travail de bureau, comme des centaines de milliers de gens à cette heure. A la différence qu’il portait des gants roses à paillettes.
Enfin parvenue à la dernière marche de l’Escalator, elle chercha des yeux l’inconnu et le repéra qui traversait au pas de course la place Monge, en direction de l’arrêt du bus n°63. Parcourant le hall de la station de métro, Célia marchait le plus vite qu’elle pouvait, toute entravée qu’elle était par le tempo de David Bowie. Et la fin du morceau était proche.
Les nappes de mellotron dans les oreilles de Célia s’éteignirent peu à peu. Silence. Durant le laps de temps suspendu entre les deux chansons, elle resta figée sur place, les muscles tétanisés, contrainte à l’immobilité. Les yeux écarquillés pour ne manquer aucun détail, elle suivit du regard le bus de l’autre côté de la rue, direction Porte-de-la-Muette, dans lequel le mystérieux passager venait de monter. Elle le vit à l’arrière du véhicule près d’une vitre ouverte, agripper une poignée de maintien.
Célia avait lu quelque part que, si on regardait fixement une personne – et même si celle-ci se trouvait de dos – alors elle pouvait ressentir comme un picotement ou une brûlure à l’endroit où on la fixait. Une histoire de magnétisme ou d’ondes, elle ne se souvenait plus très bien. Des idioties, selon Célia, qui se trouva soudain toute disposée à y croire lorsque l’homme tourna les yeux vers elle. Il lui souriait. Impulsivement, elle leva la main. Un geste maladroit, qui aurait pu signifier Salut comme Arrêtez-vous. Avant que le bus ne s’engouffre dans la rue de la Clef, l’homme lui fit un clin d’œil.
Et maintenant ? Enfin sortie de la bouche de métro, Célia écarta le casque de ses oreilles et le déposa autour de son cou. C’était intolérable. Elle ne voulait pas du tout que ça s’arrête là. Le palpitement qu’elle avait ressenti en voyant le gant incongru, puis en filant son propriétaire, et ce clin d’œil final ! Portée par sa curiosité, elle se résigna à retracer sur quelques mètres le parcours du bus. Tout, mais ne pas se sentir vide et seule à nouveau. Parvenue au virage de la rue de la Clef, elle soupira. Lorsqu’elle prendrait le tournant, elle verrait une rue ordinaire, sans son bus n°63 et sans homme au gant rose à paillettes. Il y aurait des voitures garées le long des trottoirs maculés de crottes de chien, des poubelles vertes devant les portes des immeubles – c’était mardi – un panneau 30 et peut-être même un Ralentissez école, mais pas de bus.
Et voilà, elle avait tourné, et il n’y avait plus rien. Rien, excepté un gant avec des étoiles argentées, devant elle, sur le trottoir.

Après avoir déposé les disques dans son studio du Ve arrondissement, Célia était repartie vers le métro, son casque sur les oreilles. Elle sélectionna pour son trajet un album de Led Zeppelin au tempo rapide. Elle l’écouta pendant qu’elle faisait les courses pour sa mère, et jusqu’à la caisse automatique de la supérette. Arrivée rue Orfila, Célia souffla pour chasser la lourde frange devant ses yeux et appuya sur l’interphone au nom de Madame Clarisse Presco. Les sacs de courses lui sciaient les doigts. Elle avait hâte de s’en débarrasser, de redescendre la rue vers la station Gambetta, de rentrer enfin chez elle. Mentalement, elle répéta les étapes : saluer sa mère, répondre à ses lamentations, ranger les courses dans le frigo et les placards, n’avoir l’air ni heureuse ni déprimée pour éviter les questions, et filer au plus vite. En somme, l’affaire serait réglée en cinq minutes, pas une de plus.
Avant de grimper au 3e étage, elle salua madame Alami, la concierge. Celle-ci lui marmonna un semblant de réponse, tout absorbée qu’elle était par son épisode de Columbo et par le tricot qui montait automatiquement entre ses doigts déformés. A regret, la jeune fille avança vers la cage d’escalier.
— C’est ouvert ! brailla Clarisse Presco du fond de son appartement.
Célia laissa la porte entrouverte, se dirigea droit vers la cuisine et commença à déballer les provisions en vitesse, pour profiter au maximum de l’absence de sa mère dans la pièce. Tout avait été méticuleusement trié au supermarché pour un rangement efficace. Elle avait presque fini, il ne restait que le savon de Marseille et les disques démaquillants en coton. Rien à faire, elle n’allait pas y couper, le contact était inévitable. Célia prit une grande inspiration, traversa le salon minuscule et toqua à la porte de la salle d’eau.
—  Maman ? Je laisse les produits de toilette devant la porte. Tu pourras les ranger ? Je dois filer alors… à vendredi ! 
Elle avait déjà tourné les talons, les yeux rivés sur le palier, plus que quelques pas et elle serait sortie…
—  Célia ! entendit-elle soudain protester sa mère. Don’t be so silly, sers-nous donc un Campari. Et je te l’ai déjà dit un milliard de fois, darling : cesse de m’appeler Maman. It’s ridiculous !
Résignée, Célia lui fit face et réprima avec difficulté un premier fou rire. Son visage était recouvert d’une pâte granuleuse vert menthe, un filet crasseux retenait ses cheveux, et elle portait un kimono fleuri dont l’ultra-féminité virait au comique lorsqu’on apercevait le moon boot à son pied gauche. Appuyée sur sa canne, Clarisse inspecta de haut en bas l’allure de sa fille – Perfecto noir élimé, jean informe, bottines plates – et manifesta sans un mot sa désapprobation. Elle avait abandonné tout espoir de faire de Célia une vraie femme mais continuait à lui reprocher son apparence négligée.
Clarisse claudiqua jusqu’au poste de radio et s’arrêta en entendant la voix suave de Chet Baker. Comme un pantin mal assemblé, elle remua son corps androgyne et sec au rythme langoureux de My Funny Valentine. Elle était aussi anguleuse que Célia était charnue. Persuadée qu’elle avait hérité de ses gênes, elle avait fait vivre un enfer à sa fille adolescente, allant jusqu’à l’envelopper de film plastique pour empêcher ses formes de se développer. En vain, bien entendu, si l’on excepte de nombreux problèmes gastriques, de fréquentes consultations médicales et finalement la menace du recours aux services sociaux. Alors que sa mère se déhanchait, Célia se débarrassa de son blouson de cuir et s’occupa de verser l’apéritif. Sa mère se montrait étrangement guillerette, ce soir. Le kimono affriolant, le soin du visage… S’était-elle amourachée d’un homme, encore une fois ?
Clarisse s’était allongée sur la banquette de velours, sa botte de ski sur un accoudoir. Ses doigts maigres battaient la cadence. Sa fille lui tendit le verre d’alcool et s’assit en face d’elle, les fesses au bord du fauteuil râpé. Un long silence s’installa, auquel elles étaient toutes deux habituées, tandis que la radio annonçait le journal de 19 heures.
—  Tu as vu l’infirmière aujourd’hui Mam…Clarisse ?
Le visage de sa mère s’anima alors, à tel point que le masque d’argile se craquela sur sa peau.
— Oh honey, c’est fabuleux, prodigieusement fabuleux ! I’m in love, in love, in love ! Figure-toi que la grincheuse mademoiselle Pinson a attrapé la grippe, et l’agence m’a envoyé un homme infirmier, un ange blond bouclé. Tu n’as pas idée comme il est beau, imagine Patrick Juvet – elle mima alors le signe de croix – période I love America, tu vois le tableau ?
Célia ne vit pas grand-chose, en revanche elle eut instantanément dans les oreilles la voix haut perchée du chanteur.
— D’accord, mais qu’a-t-il dit au sujet de ta cheville, ton ange blond ? Tu en as encore pour longtemps ?
Sa mère fit la moue, se renfonça dans son canapé et prit un air faussement désolé.
— Tu sais darling, c’est excessivement fragile, la cheville. J’ai des attaches si fines ! Matthieu – un prénom d’évangéliste, c’est un signe – il l’a remarqué d’ailleurs, qu’elles sont fines, c’est un soignant si attentif… Il a dit que ce n’était pas encore tout à fait remis, et que je ne devais pas retourner en discothèque trop vite. Quel petit plaisantin ! Je vais devoir garder l’attelle encore deux ou trois semaines. Au moins !
Elle trempa les lèvres dans le verre de Campari, en prenant bien soin de ne pas toucher le liquide rouge avec son masque. Dans ce tourbillon d’informations, Célia avait compris son petit jeu : maintenant qu’elle avait jeté son dévolu sur son infirmier, sa mère allait faire durer le plaisir. Et bien sûr, pendant son immobilisation, sa fille allait devoir continuer à faire ses courses et donc la voir deux fois par semaine…deux fois de trop pour son équilibre mental, déjà vacillant.
Tout autour de Clarisse, sur les nombreux guéridons et sellettes, une collection de photos encadrées et de bricoles en tout genre – bouchons de champagne, badges VIP, morceaux de nappes signés, boules à neige contenant des monuments – témoignaient de son passé de fêtes et de paillettes.
— Dear, veux-tu bien aller redresser Keith Richards ? Il penche à gauche.
Un des murs de l’appartement était entièrement consacré aux photographies de Clarisse avec des musiciens célèbres des années 1970 et 1980. Sur l’une d’elles, elle serrait de près le guitariste des Rolling Stones. Le ventre de sa mère, enceinte de six mois, pointait à peine sous la robe rouge à sequins qui moulait son corps juvénile. Petite fille, puis adolescente, Célia avait scruté des heures chacun de ces clichés, dans l’espoir de retrouver ses propres traits sur ceux d’un des artistes aux côtés de sa mère. Celle-ci n’avait jamais voulu lui révéler l’identité de son père. Au fil du temps, sa fille s’était résignée. Elle n’abordait plus jamais le sujet, et se contentait du minimum dans ses rapports avec Clarisse.
Célia réaligna le cadre et, restant debout, se prépara à prendre la poudre d’escampette.
« Insolite, maintenant, cracha le poste de radio, une nouvelle preuve que la justice peut être très, très lente ! Plus d’un siècle après l’événement, un journaliste rouvre l’enquête autour d’un accident mortel survenu lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900. En triant les archives de son grand-père, décédé, notre confrère Raoul Lemot a mis au jour une correspondance entre son aïeul et un certain P. Les lettres révèleraient que ledit P. aurait été impliqué dans le fameux accident des Invalides, la rupture d’une passerelle qui avait causé quatre morts. Reportage, tout de suite, par Christ… »
Clarisse coupa le babillage du présentateur avant qu’il n’ait fini sa phrase.
—  Dear God, les gens qui vivent dans le passé sont déprimants, tu ne trouves pas darling ?
Parcourant le salon-musée du regard, Célia contint un second fou rire.

Quelques minutes plus tard, Célia redescendait l’escalier. Sa nervosité l’avait quittée, elle avait devant elle trois journées de tranquillité, libérée de l’exubérance maniaque de sa mère. Dans le hall de l’immeuble, elle tomba sur madame Alami qui faisait la poussière sur les rangées de boîtes aux lettres.
— Mademoiselle Célia ! Il me semblait bien avoir entendu votre voix tout à l’heure mais, voyez, le coupable venait tout juste de comprendre qu’il était cuit. Vous savez, ce moment où il réalise que le Columbo, sous ses airs de rien y comprendre, il avait tout capté depuis le début ?
Célia lui sourit. Elle aimait les traits ronds de la vieille concierge, ses yeux rieurs, son odeur de cire pour les meubles et le soin qu’elle apportait aux multiples pots qui fleurissaient la cour intérieure. Nadia Alami était l’une des rares personnes qu’elle avait plaisir à fréquenter. Sans un mot, elle l’invita à la suivre dans sa loge, et Célia se laissa faire de bon cœur.
Après une première tournée de thé à la menthe, madame Alami reprit ses aiguilles à tricoter et continua à faire la conversation presque toute seule, en avançant son ouvrage.
— Qu’est-ce que vous tricotez ? C’est drôlement joli ce motif rayé.
— Oh vous êtes bien mignonne, mais ce sont juste des moufles pour ma petite-fille Julie. Voyez, les gants c’est trop difficile pour moi maintenant, il faut travailler sur des doubles pointes. Et avec mes mains tout abîmées… 
Elle contempla avec douleur ses doigts tordus par des années de récurage, de polissage et de décrassage.
— Voyez, poursuivit-elle, c’est un art de précision, le tricot.
Ces histoires de gants pleins de doigts rappelèrent à Célia le gant rose à paillettes, là, au fond de sa poche. Elle le sortit pour l’examiner plus en détail.
—  Dites donc, il ne passe pas inaperçu ce modèle-ci. Je vous aurais imaginée avec quelque chose de plus discret.
—  Ce n’est pas à moi, c’est un type que j’ai croisé dans le métro qui l’a laissé tomber. Et je me demande s’il n’a pas fait exprès de le laisser tomber.
La concierge fronça les sourcils, en proie à une intense réflexion.
—  C’est pas banal ça. Surtout qu’il a dû demander pas mal d’efforts à la tricoteuse, ce gant. Alors, c’est pas très respectueux de le jeter par terre, comme ça.
Célia sortit subitement de sa torpeur.
—  Comment ça, la tricoteuse ? 
—  Ben…vous voyez une étiquette sur le gant, vous ? Une marque ? Un Made in China ? Non, il n’y a rien de tout ça. Pour une bonne raison, c’est qu’il a été tricoté à la main par une vraie personne. Voyez, là et là, il y a des petites différences dans le motif. Des mailles travaillées dans le mauvais sens, ça arrive même si on fait attention. On n’est pas des machines, voyez.
La vieille concierge était ravie de partager son savoir avec Célia. Constatant son soudain intérêt pour le tricot, elle entreprit de lui expliquer les techniques utilisées pour fabriquer le gant – point jersey, côtes, couture invisible – et l’habileté manifeste de sa conceptrice. Il s’agissait d’une femme, Nadia Alami était catégorique.
—  Le tricot, c’est pas une affaire de bonshommes. Ça demande de la persévérance, de la patience, et des heures de travail en face-à-face avec soi-même. 
Célia n’essaya pas de discuter, car Madame Alami était toute-puissante en la matière.
— Dites, est-ce qu’à votre avis, il y aurait un moyen de retrouver la personne qui a tricoté ce gant ? 
Nadia Alami se leva et alla chercher une paire de lunettes double foyer sur le buffet du salon. Elle les posa sur son nez et instantanément ses yeux noirs doublèrent de volume. Elle tourna et retourna le gant, à l’endroit, à l’envers. Si elle avait possédé un microscope, nul doute qu’elle aurait déposé le lainage sous sa lentille optique. Analysant chaque détail de sa composition, elle finit par enlever ses lunettes en souriant.
—  Mademoiselle Célia, vous avez de la chance. Voyez, ces petites étoiles pailletées ? Je vous garantis que ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval, de la laine de cette qualité, avec des fils irisés aussi brillants. En général, on utilise du synthétique pour un rendu de ce type-là, ça coûte bien moins cher. Mais là, notre tricoteuse a dégoté une pelote bien particulière. Il y a fort à parier qu’elle y tenait beaucoup, à la destinataire des gants.
La vieille dame vouait déjà une admiration sans bornes à celle qu’elle désignait comme la tricoteuse. Son diagnostic posé, les yeux pétillants, elle demanda à sa visiteuse :
— J’y pense, mademoiselle Célia, ça vous dirait une petite aventure du côté du Quartier latin ?

—  Partir plus tôt ? Et pourquoi, si ce n’est pas trop indiscret ?
Antoine Lavoie n’avait pas même levé sa tête de souris vers Célia pour lui répondre. Ses binocles dorés en équilibre sur le bout de son nez, les yeux réduits à une fente, il était extrêmement concentré sur un enregistrement de la Symphonie Pastorale. Comme toujours lorsqu’il restaurait du Beethoven, il était d’une humeur massacrante. La requête de Célia n’aurait pas pu tomber plus mal.
Dans la boutique surchargée de rayonnages pleins à craquer de platines, de notices, de magazines et de disques, elle était seule avec son patron. Ce vendredi, aucun client n’avait poussé la porte du magasin passage du Grand-Cerf. Célia faillit le signaler à monsieur Lavoie pour justifier son départ anticipé, puis se ravisa en pensant que cela risquait d’aggraver son irritation. Autant lui dire la vérité. Elle était de toute manière incapable de mentir à qui que ce soit, et encore moins à celui qui lui avait tendu la main au moment où elle en avait eu tant besoin.
—  J’ai trouvé un gant dans la rue, et je cherche l’homme à qui il appartient, ânonna Célia, presque honteuse.
L’artisan stoppa son travail brusquement et la dévisagea sans comprendre.
— Ecoute Antoine, je ne te demande jamais de service. J’ai fait la fermeture toute la semaine dernière. Ce soir, j’ai juste besoin de partir une demi-heure plus tôt. Les disques que j’ai rapportés chez moi il y a trois jours sont presque tous nettoyés. Je les terminerai en rentrant et tu les auras demain.
Célia termina sa phrase, tout essoufflée. Il était rare qu’elle aligne autant de mots. Son employeur semblait aussi surpris qu’elle par son débit inhabituel.
— Qu’est-ce que tu y gagnes, toi, dans cette histoire ? Elle a quelque chose de spécial cette paire de gants ? Quoi, elle appartient au roi du Maroc ?
— Va savoir. Et il n’y en a qu’un, de gant.
— Si ça se trouve, ça va se terminer comme Cendrillon et sa pantoufle, lança l’artisan. Tu sais : ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Antoine partit d’un rire sonore. Célia avait remporté la partie.
Une heure plus tard, la jeune femme slalomait entre les étudiants de la Sorbonne qui se déversaient dans la rue de Jussieu. La réaction de son employeur l’avait fait réfléchir pendant son court trajet à pied. Il avait raison en un sens, pourquoi diable se lançait-elle dans cette espèce de quête bizarre ? Qu’espérait-elle en retirer ? Il n’y avait pas de récompense pour qui rendait un gant égaré. La seule chose qui était claire pour Célia, c’était qu’elle se sentait vivante. Depuis que cet inconnu avait surgi devant elle, et surtout depuis qu’il l’avait regardée, la jeune femme s’était comme réveillée d’un long sommeil. Et elle ne tenait vraiment pas à se rendormir.
Célia poussa la porte du Café 2bis, une adresse sans prétention. Attablée devant son cocktail, les joues colorées, Nadia Alami souriait jusqu’aux oreilles. Sans aucune gêne, la concierge parcourait par-dessus l’épaule de son voisin le journal qu’il tenait en mains. Célia lut, coincé entre un article sur l’envolée des prix des matières premières et un autre sur l’accident de l’Exposition universelle de 1900, un titre qui la fit suffoquer.
Deux ans après les attentats, l’esprit du 13 novembre.
L’angoisse l’envahit, une angoisse qu’elle connaissait par cœur mais qu’elle ne savait toujours pas anticiper. Et l’odeur de poudre lui revint dans les narines, le bourdonnement de l’urgence vrombit à ses oreilles, et l’incompréhension partout, dans les regards, dans les gestes, dans les mots. La mêlée des corps encore vivants qui se penchent sur les silhouettes à terre, sur le trottoir. Celle d’Eva effondrée sur la terrasse, sous la table où se trouvait encore sa pinte de bière. Le corps d’Eva désarticulé, inerte.
Célia tenta de repousser les souvenirs qu’elle ne pouvait changer. Elle égrena mentalement la litanie que lui avait enseignée son thérapeute. Ce n’est pas ma faute, le passé ne peut pas me faire de mal, ce qui est arrivé est arrivé et ce n’est pas ma faute, le passé n’est pas dangereux, je n’aurais rien pu changer. Célia prit une grande inspiration. Elle ne se laisserait pas submerger. Pas maintenant, au milieu de tous ces gens. Pas devant Nadia. Elle l’entendit soudain l’appeler d’une voix perçante. La concierge lui faisait de grands signes – elle était pourtant très loin de passer inaperçue. Repoussant la sacoche posée sur la banquette, Célia s’assit à ses côtés.
—  Voyez, je me suis dit qu’on aurait peut-être besoin de prendre des notes. Alors j’ai emporté un vieux cahier de ma fille et sa trousse, je n’ai pas su décider quel crayon choisir !
Nadia sirota son cocktail, en proposa une gorgée à Célia qui déclina son offre, et poursuivit.
—  Je préfère vous prévenir : Fiona ne s’arrête plus quand on la lance sur la laine. Ou sur l’Irlande. Ou sur ses enfants. Mais, attention, elle s’y connaît : s’il y a une personne au monde qui peut vous retrouver ce qu’a utilisé notre tricoteuse, c’est bien elle ! Je crois que ça lui vient de ses origines. Voyez, chez elle dans le Donegal, il y a autant de moutons que de gens. Alors pensez, elle a ça dans le sang.
Célia imagina des fils de laine rouge qui couraient dans ses veines, qui partaient du bout de ses doigts, s’enroulaient autour de ses poignets, remontaient le long de ses bras, irriguaient son cœur et palpitaient à ses tempes. Des brins un peu rêches qui s’entremêlaient sous sa peau.
Le fort bruit de succion qu’émit Nadia en aspirant le fond de son verre la ramena à la réalité.
—  Bon, c’est pas tout ça, on monte chez Fiona ! annonça-t-elle en se levant avec difficulté. En la voyant tituber, Célia pensa que le cocktail n’était pas le premier, qu’il n’était sûrement pas sans alcool et qu’il avait été sifflé un peu trop rapidement.

L’appartement de Fiona sentait l’oignon et la bergamote. Le trois-pièces était encombré de gros meubles décorés de chats miniatures en céramique et de photos de famille. Son occupante avait cinq enfants et tenait manifestement à afficher leur réussite. Célia ne la connaissait que depuis un quart d’heure, mais elle savait déjà que l’Irlandaise était à Paris depuis trente-cinq ans, qu’elle avait rencontré son mari alors reporter pour un journal français pendant le conflit entre l’Ulster et l’Angleterre, que sa fille aînée était chirurgienne et que, rien n’y ferait, elle ne goûterait jamais les grenouilles à la provençale. Avec son accent traînant, elle avait vampirisé la quasi-totalité de la conversation. Si Fiona était aussi loquace sur le tricot, Célia allait y passer la nuit.
Lorsque son amie partit chercher le thé à la cuisine, Nadia se pencha vers la jeune femme.
—  Surtout, ne la questionnez pas sur son mari ! Le pauvre a succombé d’un cancer de…un cancer de quoi déjà ?
Pour la questionner, encore aurait-il fallu qu’elle puisse caser un mot. Célia décida d’accélérer les choses et sortit le gant de sa poche dès que Fiona reparut dans le salon. Avant que son hôte n’ait eu le temps de démarrer une nouvelle conversation, Célia se lança.
— Fiona, vous êtes une experte en tricot. Voyez – et Célia pensa instantanément qu’elle passait un peu trop de temps avec la concierge – j’ai trouvé ce gant par terre, dans la rue. Je suis persuadée que son propriétaire aimerait beaucoup le retrouver, et que vous pouvez m’aider.
Fiona déposa la théière sur la table basse et prit ses mains dans les siennes.
— Of course ! J’ai vu et manipulé beaucoup de pelotes dans ma vie, peut-être ai-je vendu un jour la sœur jumelle de celle qui a servi à faire votre gant. Mais Nadia a sans doute exagéré mes qualités. J’ai revendu mon magasin il y a cinq ans déjà, à la mort de mon cher Henri…
Elle jeta un regard tendre vers la photographie d’un homme revêtu d’une combinaison de pêche, brandissant avec fierté une truite de taille modeste. Voyant que son menton tremblait, Célia se dépêcha de changer de sujet avant que Fiona n’aborde son brusque veuvage.
— Je suis certaine que vous pourrez m’aiguiller, peut-être que vous pouvez commencer par le prendre dans vos mains ?
Tirée de sa rêverie, Fiona prit délicatement le gant et, comme l’avait fait la concierge avant elle, l’examina sous toutes les coutures. Elle s’éclaircit la gorge.
— Très beau travail, très régulier. Peu de défauts, très peu. Jersey endroit, côtes au poignet. Let’s see the fiber.
L’Irlandaise ferma les yeux et frotta doucement le tricot entre son pouce et son index. Concentrée, elle se mit à marmonner en anglais. Elle finit par ouvrir une boîte métallique posée sur le guéridon près du canapé et en sortit une grosse aiguille à bout rond.
— Miss, me permettez-vous de dégager un fil rentré ?
La jeune femme, interloquée, la regarda sans répondre.
— Un tricot a un début et une fin, Miss, comme les histoires et comme la vie. Le début du fil et sa fin sont cachés dans l’ouvrage, pour ne pas dépasser. Si je parviens à dégager l’un de ces fils, j’aurai un meilleur aperçu de sa composition.
Célia acquiesça, impressionnée. Minutieusement, Fiona manœuvra son aiguille et réussit à isoler quelques centimètres de fil rose, puis de fil argenté. A nouveau, elle ferma les yeux et les palpa. Au contact du fil brillant, elle eut un mouvement de surprise, puis son visage s’éclaira.
— Well, well, il s’agit d’une laine bien particulière. Connaissez-vous ce gros animal tibétain qui ressemble à une vache, le yack ?
La jeune femme se tourna spontanément vers Nadia pour l’interpeller. La concierge dormait profondément dans son fauteuil, la sacoche serrée contre son ventre.

— Je suis assise à une table, ma mère à l’autre bout, la concierge à ma gauche, mon patron à ma droite et plein d’autres gens que je ne connais pas. Il y en a un avec un chapeau haut-de-forme et des moustaches en guidon de vélo. La table est immense. Il y a des vases pleins de fleurs fanées sur la table et des gâteaux moisis. Je demande ce qu’on fête. Clarisse répond "Ta non-mort". Eva arrive en tenant la main de ma maîtresse de CP, Madame Pujol. Je me souviens qu’elle me terrifiait en classe avec son sourire plein de dents pointues et ses yeux globuleux… C’était une femme très gentille en réalité. 
Célia fit une pause pour reprendre sa respiration. En face d’elle, le docteur Kaplan prenait quelques notes en retenant avec peine ses bâillements. Elle était sa dernière patiente, la journée avait dû être longue pour lui. Elle abrégea le récit de son rêve.
— Je bois mon thé. Je manque de m’étouffer en avalant un fil de laine qui se trouvait au fond de la tasse. Je tire le fil, il est long, rouge vif, et je le rembobine. Il traverse ma mère, comme si elle était un fantôme. Le bout de la pelote disparaît dans une forme énorme, toute sombre. Une silhouette. Elle se penche sur moi, et je réalise que je suis minuscule. Elle m’enveloppe, m’absorbe. 
Le docteur Kaplan releva la tête.
— Et puis je me suis réveillée.
— Qu’avez-vous ressenti en voyant cette forme dans votre rêve ? Et que ressentez-vous en y repensant maintenant ?
— De la tristesse. Et maintenant, un creux, un vide au fond de moi.
— Et à quoi attribuez-vous ce vide ?
Le docteur Kaplan lui avait déjà posé cette question. Elle avait la sensation de tourner en rond. La masse sombre, gigantesque, était apparue plusieurs fois dans des rêves passés. Parfois, Célia tombait et était engloutie par elle, d’autres fois la masse apparaissait derrière une porte ou au coin d’une rue. Que cherchait-il encore à lui faire dire ? Depuis dix-huit mois, elle s’asseyait chaque semaine dans ce fauteuil cabriolet, près de la grosse lampe sur son socle faussement antique, évoquant sa culpabilité d’être encore vivante, de ne pas s’être assise à la place d’Eva ce soir-là. Elle avait déballé tant de choses – la Clio qui était arrivée en trombe devant le bar, le bruit assourdissant et inconnu des balles, celle qui avait traversé le cœur d’Eva avant qu’elle n’ait pu mettre un point final à sa dernière phrase. A quoi d’autre attribuer le vide qu’elle ressentait ?
— Eva me manque. Elle était tout ce qu’il y avait de beau et de doux dans ma vie. C’était ma lumière… Je n’ai plus de lumière.
Cette fois-ci, Célia perçut des signes d’impatience chez son thérapeute. Il rajusta ses lunettes, haussa légèrement les sourcils. Elle sentit qu’il était déçu par sa réponse. Pourquoi serait-il déçu ? Célia se demandait souvent si elle était une patiente stimulante. Ou si, une fois qu’elle avait quitté son cabinet, il levait les yeux au ciel en soupirant de soulagement.
— Cette masse sombre, en aviez-vous rêvé avant la mort d’Eva ?
Célia sursauta, comme à chaque fois que les mots Eva et mort étaient associés.
Elle hésita avant de répondre.
— Je ne crois pas, non.
Le psychologue se pencha en avant et enleva ses lunettes. Le siège en bois grinça.
— Pour avancer, vous avez besoin de comprendre la nature de ce vide que vous ressentez. J’aimerais vous proposer un exercice de mémoire. Cette forme indistincte, de plus en plus fréquente dans vos rêves, peut en effet être liée aux événements terribles que vous avez vécus il y a deux ans, mais elle peut aussi englober d’autres souvenirs traumatisants. La tristesse que vous ressentez pourrait être liée à l’oblitération volontaire du traumatisme, que vous n’étiez alors pas en mesure d’affronter. L’amnésie traumatique est un phénomène courant. Un mécanisme de survie en quelque sorte, très utile sur le coup mais qui peut laisser des séquelles. Comme le vide au fond de vous, qui vous ronge petit à petit.
La jeune femme sentait son ventre se tordre. Ses mains se crispèrent sur les accoudoirs lustrés du fauteuil qui lui sembla soudain dur comme de l’acier. Ses genoux tressautaient, ce qui aurait fait pester sa mère. Clarisse ne supportait pas ses symptômes d’angoisse. Tout le corps de Célia lui hurlait de ne pas s’engager sur le chemin indiqué par le docteur Kaplan. Un chemin tortueux, envahi par les ronces, dont chaque pavé pouvait rompre à tout moment et la précipiter dans un ravin.
— Le travail sera progressif. Nous stopperons l’exercice à tout moment sur un simple signe de votre part. Nous irons à votre rythme, sans rien forcer.
C’était ce qu’il attendait d’elle. Comme toujours, Célia obéit à la volonté d’un autre, malgré ses propres réticences.
— D’accord, souffla Célia, dans un murmure.
— Très bien.
Son plaisir était manifeste. Célia sentit le nœud dans son ventre se relâcher un peu.
Le docteur Kaplan avança son siège. Si elle souhaitait arrêter l’exercice mais se trouvait incapable de parler, elle n’avait qu’à lever la main. Lentement, le psychologue démarra un mouvement latéral et répété de l’index devant les yeux de sa patiente.
— Suivez le mouvement de mon doigt juste avec vos yeux, et laissez votre esprit remonter le cours du temps. Remontez tranquillement, il y a une heure, un jour, une semaine… Lorsque vous arriverez à un souvenir fort, qui se présente à vous comme un obstacle, je ferai une pause et – si vous êtes prête – nous le revivrons ensemble, dans la sécurité de ce cabinet. L’objectif est de désamorcer le souvenir, de le rendre inoffensif.
Célia se repassa les événements des derniers jours comme un film. Les informations données par Fiona, trois noms de commerces dont le catalogue comprenait de la laine de yack. La gêne éprouvée en passant à côté des groupes d’étudiants de la Sorbonne souriants et remplis d’espoir en l’avenir. Sa panique à la vue de l’article de journal, dans le café. La chaleur réconfortante du thé à la menthe chez Nadia. La tornade Clarisse. La paire de gants roses de l’inconnu du métro.
L’index se stabilisa. Célia avait l’impression d’émerger à la surface d’une mer dont chaque vague pouvait l’engloutir. Le docteur Kaplan l’invita à prendre quelques profondes respirations, avant de la questionner.
— Etes-vous prête à évoquer le souvenir sur lequel vous vous êtes arrêtée ?
— Je ne suis pas sûre qu’il soit traumatisant. Il n’est pas très intéressant.
— Peu importe, votre visage a changé lorsque vous l’avez revécu. Il s’est contracté. C’est pourquoi j’ai stoppé le mouvement. Il y a peut-être plus dans cette expérience que ce que vous pensez.
Célia lui fit un récit factuel de sa rencontre avec l’homme du métro et du bus n°63. Elle y mettait de la mauvaise volonté, ce qui ne lui ressemblait pas.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris, c’était bête. Je ne connais pas cet homme, son clin d’œil devait être pour quelqu’un d’autre derrière moi. Ma vie doit être si ennuyeuse que je me suis lancée dans cette quête idiote. Je ne porte même pas de gants, je n’en ai jamais mis.
— Jamais ? Même lorsque vous étiez enfant, l’hiver ?
Célia fronça les sourcils et réfléchit.
— Non. Non, je me souviens que ma mère trouvait ça laid. Elle n’aime que les gants en dentelle ou en cuir. Je…je n’ai jamais porté de gants en laine.
Il y avait quelque chose qui clochait dans cette phrase. Célia ne l’aimait pas du tout, cette phrase, elle ne sonnait pas juste. Instinctivement, elle fourra les mains dans les poches de son sweat.
— Nous allons nous arrêter là, cette séance est terminée. La semaine prochaine, si vous êtes d’accord, nous continuerons à remonter le temps. D’ici là, tentez de ne pas trop penser à notre exercice. Ce sera difficile, et ne vous blâmez pas si jamais les souvenirs affluent.
Célia jeta un œil à son téléphone. Il était 19 heures passées et elle devait encore acheter et apporter des provisions à sa mère, toujours coincée avec sa cheville foulée. Elle était si fatiguée, elle s’en sentait incapable. C’était un sentiment qu’elle détestait. En sortant de l’immeuble cossu où se trouvait son psychologue, elle sortit ses écouteurs, chercha d’un doigt tremblant l’artiste la plus réconfortante, la plus enveloppante qu’elle connaissait. Nina Simone. Dans un état second, elle attrapa les produits que sa mère lui avait commandés – blanc de dinde, biscuits allégés, pamplemousse et ananas – et passa à la caisse sans même s’en apercevoir. Ses gestes étaient mécaniques, mais finalement pas si différents des autres clients de la supérette.
Rue Orfila, elle réalisa deux choses. La première, que Nadia Alami était bien plus enthousiaste qu’elle à l’idée de retrouver l’homme aux gants roses. Une fois réveillée chez Fiona, elle avait bu ses paroles – ainsi qu’un grand verre d’eau fraîche – les yeux noirs écarquillés, tressautant d’excitation sur son fauteuil lorsque l’Irlandaise avait évoqué la laine de yack. C’était la concierge qui avait noté scrupuleusement les noms des trois boutiques citées par Fiona sur le vieux cahier de sa fille, la faisant répéter plusieurs fois pour être sûre de ne pas se tromper. Elle avait tant de questions à poser et son amie était si heureuse de lui répondre en détails, que Célia les avait laissées là, courant à son rendez-vous avec le docteur Kaplan.
La deuxième, c’était qu’elle avait besoin de se concentrer sur sa thérapie. Tout à l’heure, elle avait entrouvert une porte qui avait longtemps été fermée à double tour. Célia allait devoir être courageuse et se concentrer sur ce qu’elle allait découvrir, derrière cette porte. Elle ne pourrait pas tout mener de front toute seule.
Elle frappa à la loge. Nadia était rentrée chez elle et l’accueillit, les joues rouges d’excitation.
— Alors ? Vous en dites quoi ? Mademoiselle Célia, est-ce que je ne l’avais pas dit qu’elle était fantastique, ma Fiona ? Y’en a pas deux comme elle. Du yack ! Remontrez-moi à quoi ça ressemble, encore.
Célia lui tendit son téléphone qui affichait une photo de l’animal, trouvée sur Internet. Il ressemblait à un bison aux poils longs, avec de très longues cornes, et paissait sur un terrain rocheux, entouré de hautes montagnes aux sommets enneigés.
— Madame Alami, vous savez la liste des commerces qui vendent cette laine, celle que nous a donnée Fiona ? Je n’aurai pas tellement le temps de les contacter ces jours-ci… Alors est-ce que ça vous dérangerait de le faire à ma place ?
Elle crut que la concierge allait exploser de fierté.
— Ma petite demoiselle, avec toutes les séries policières que je m’ingurgite, vous pouviez pas mieux tomber. J’ai toujours pensé que je ferais une détective hors pair ! Les concierges, c’est bien connu, ça connaît les manies, les petits secrets, les habitudes de tout le monde. Tiens – et elle baissa la voix en se penchant vers son oreille – vous le saviez, vous, que le monsieur du 1er gauche, monsieur Tran, eh bien à chaque début de mois il reçoit des magazines… un peu olé-olé ? Voyez, ces magazines emballés dans du papier noir pour pas qu’on leur voie la couverture ?
Elle se redressa, gonflant sa poitrine imposante.
— Des petits secrets comme ça, tout le monde en a !
— Même ma mère ? osa demander Célia.
— Ah ça, c’est pas pareil, répondit Madame Alami très sérieusement. C’est la confidentialité, voyez, je peux pas vous raconter.


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