2ème Partie
Une odeur puissante et sucrée s’échappait de l’appartement de Clarisse. Célia fut surprise lorsque la porte s’ouvrit sur un homme immense d’une vingtaine d’années, aux boucles blondes enfantines, vêtu d’une blouse blanche aux manches retroussées. Il portait des gants de vaisselle et tenait un petit pot d’épices. Il dévisagea Célia, les yeux écarquillés. Derrière lui, Clarisse était étendue lascivement sur la méridienne, un magazine féminin sur les genoux. Célia nota qu’un bandage simple avait remplacé sa botte de ski.
— Matthieu, darling, fermez vite la porte ou tout sera à recommencer !
Le dénommé Matthieu obéit et se tourna vers Clarisse.
— Vous avez raison, Clarisse, c’est comme si on avait pris votre photo en négatif ! C’est incroyable comme elle ne vous ressemble pas du tout.
— Mon ange, on a cassé le moule qui a servi à me faire, je suis un exemplaire unique ! Ceci dit, Célia a son petit succès elle aussi, dans un autre registre, ajouta-t-elle en lançant un clin d’œil complice à sa fille. Darling, je te présente Matthieu, mon infirmier – que dis-je – mon chevalier servant ! À tout moment du jour ou de la nuit, il accourt pour me secourir. Ne vous en faites pas, mon doux prince, Célia ne risque pas de vous courir après, vous n’êtes pas du tout à son goût ! Si vous voyez ce que je veux dire…
Sa mère avait l’art de faire les présentations les plus gênantes qui soient. Depuis toujours, elle prenait un malin plaisir à mettre sa fille mal à l’aise, qu’il s’agisse de commenter ses soi-disant kilos en trop ou sa vie sentimentale. Elle constata que Matthieu avait rougi. Il s’empara vivement d’une serpillère qui trempait dans un seau d’eau brunâtre. Devant une Clarisse extatique, il entreprit de nettoyer le carrelage de la cuisine. Trop heureuse de détourner la conversation, Célia l’interrogea.
— Elle ne me semble pas très propre, cette eau. Et qu’est-ce que c’est que cette odeur ? On la sent depuis l’escalier…
Avant que l’infirmier n’ait pu réagir, Clarisse répondit avec empressement.
— C’est un rituel de purification à base de poudre de cannelle, perfect pour capturer les mauvaises ondes ! Un peu de cannelle en poudre dans l’eau chaude, on passe la serpillère partout, on se débarrasse de l’eau et le tour est joué. C’est très bien expliqué dans cet article, regarde : Rétablissez l’équilibre dans votre espace de vie chargé de mauvaises énergies. Quand je l’ai lu, ça a fait tilt. Mais oui, c’est évident non ? Mon accident, c’était les énergies négatives, obviously.
Célia faillit préciser que la bouteille de vodka vide qu’elle avait retrouvée sous le lit de sa mère avait également joué un rôle dans sa chute. Elle s’était foulé la cheville en enjambant le rebord de sa baignoire, après avoir infusé une bonne heure dans un bain à la rose. Avec le recul, Célia pensa qu’elle aurait pu tout aussi bien s’y endormir et se noyer…
— Bientôt, ce sera de l’histoire ancienne. Un appartement bourré d’énergies bénéfiques ! New home, new love, new me !
A cet instant, un fracas de verre brisé se fit entendre dans la cuisine. Le visage contrit de l’infirmier émergea au-dessus du bar qui séparait la pièce du salon.
— Oh ça ne fait rien angel, de toute façon je la détestais, cette vieille carafe à décanter. Continuez, je sens que ça marche !
L’odeur qui flottait dans l’appartement donnait envie à Célia de manger un crumble aux pommes. Elle décida de laisser les sacs de courses à l’entrée de la cuisine, impraticable pour le moment. La vue de Matthieu avec ses gants de ménage lui rappela sa séance chez le docteur Kaplan, son malaise à l’évocation de gants en laine portés pendant son enfance. C’était le moment d’interroger Clarisse : en présence de son infirmier chéri, elle n’oserait pas se défiler.
— Dis-moi, je me demandais si tu avais gardé mes gants tricotés ? Il commence à faire frais et mes doigts gèlent quand je travaille à l’atelier d’Antoine, il est si mal chauffé…
Les traits de sa mère s’affaissèrent, comme si Célia lui avait annoncé une mauvaise nouvelle. L’espace d’un instant, elle lui trouva l’air grave. Elle se reprit rapidement.
— Oh darling, je suis terriblement désolée mais je ne vois pas du tout de quoi tu parles ! Tu confonds sûrement avec ces adorables gants en dentelle noire que tu me prenais pour jouer au thé chez la reine d’Angleterre, t’en souviens-tu ? D’abord, tu choisissais des tas de bijoux – oh, tu raffolais de mes gros bracelets en bois – et puis tu installais tes peluches en cercle et tu leur servais le goûter dans ta dînette, avec des petits biscuits secs. So sweet ! Maintenant que j’y pense, je dois avoir une photo dans un album. Est-ce que ça te plairait de la voir ?
En quelques phrases, elle avait balayé le sujet. Célia connaissait parfaitement ses techniques d’évitement, celles qu’elle avait utilisées pendant des années pour ne pas répondre aux questions sur son père. Elle jouait la maman poule. Sa réaction prouvait à Célia qu’elle lui cachait quelque chose, quelque chose qui avait à voir avec des gants en laine. Petit à petit, dans l’esprit de Célia, les pièces du puzzle s’animaient, s’imbriquaient. Elle n’avait pas suivi l’inconnu du métro parce qu’elle se sentait seule, ou parce qu’elle avait besoin d’action dans sa vie monotone. Elle l’avait suivi parce qu’elle avait comme reconnu les gants.
Eva aurait su la guider. Avec patience, elle aurait trié les pièces de son puzzle. Elle aurait pris ses mains entre les siennes, elle aurait caressé l’intérieur de ses poignets pour la calmer et l’aider à y voir clair. Sans s’en apercevoir, Célia avait elle-même attrapé son poignet gauche et appuyait son pouce sur ses veines. En face d’elle, Clarisse avait cessé de s’intéresser à elle pour se replonger dans son magazine. Elle décida de retenter sa chance.
— Vraiment, ça ne te dit rien ? Une paire de gants en laine pastel ?
Sa mère releva la tête, agacée.
— Non vraiment, tu n’as jamais eu ça, c’est d’un tel mauvais goût. Mais tu aurais bien été capable de les prendre à une autre gamine à l’école ! Après tout, tu passais ton temps à me piquer mes affaires pour jouer à la grande dame. Je devais retourner ta chambre de fond en comble tous les soirs pour retrouver mes bagues et mes talons hauts, avant de filer au cabaret. Comme si j’avais du temps à perdre ! Ah, tu ne m’as pas rendu la vie facile, darling, on peut le dire !
Tiens, elle sort le masque de la mère courage. La fille-mère qui avait dû assurer seule sa subsistance, affublée d’une enfant sans charme. Clarisse lui avait bien fait comprendre qu’elle était non seulement encombrante, mais aussi bien en-dessous de ses espérances. Malgré tout, Célia n’avait cessé de chercher l’affection de sa mère. Alors, bien sûr, elle cachait ses chaussures et ses bijoux. Non pas pour jouer à imiter sa mère, comme celle-ci le pensait, mais pour qu’elle reste. Pour ne plus être seule à la maison pendant qu’elle s’affairait autour des artistes du cabaret La Douce Nuit. Maquilleuse et habilleuse, Clarisse ne rentrait qu’au petit matin. Très tôt, Célia avait appris à se débrouiller, à préparer ses céréales et à partir à l’heure à l’école. Aujourd’hui encore, elle dînait souvent d’un simple bol de corn flakes.
Dans la cuisine, Matthieu avait arrêté de laver le sol. Droit comme un piquet, il regardait la scène en se demandant s’il devait partir en catimini ou intervenir. Il semblait troublé par la scène qui se déroulait devant lui. Célia pensa qu’elle ne tirerait rien de plus de sa mère. Elle prit rapidement congé de Clarisse qui lui répondit avec froideur. Dans l’escalier, elle entendit l’infirmier qui avait profité de son départ pour filer lui aussi. Il la rattrapa en bas de l’immeuble.
— Vous prenez le métro ? On fait route ensemble ?
Célia était excédée par l’attitude de sa mère, son absence d’instinct maternel, et par sa propre incapacité à avoir une conversation sensée et apaisée avec Clarisse. Elle avait manifesté davantage de tendresse à l’égard de Matthieu – et de tous les hommes dont elle s’était entichée – que Célia n’en avait reçue.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? Et qu’est-ce que vous espérez tirer de Clarisse au juste ? Vous ne pensez pas être un peu jeune pour elle ? On vous a sûrement bien fait rigoler avec notre petite scène là-haut. Vous vous imaginez qu’elle est à plaindre, bien sûr, pauvre Clarisse toute seule avec sa fille moche et idiote, elle qui rêvait de suivre ses idoles autour du monde. Je n’ai pas demandé à venir au monde, vous savez !
Célia s’arrêta soudain, à bout de souffle. L’infirmier la regardait, les yeux toujours écarquillés, au bord des larmes.
— Excusez-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. Vous n’y êtes pour rien, je…je n’avais pas le droit de vous parler comme ça.
— Dites, je me demandais : qui c’est, Patrick Juvet ? Elle m’en parle tout le temps. C’est votre père ?
Matthieu lui avait posé cette question le plus sérieusement du monde. Célia, d’abord décontenancée, pouffa, puis partit d’un rire incontrôlable. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas autant ri ! L’infirmier souriait, ravi. Célia prit son téléphone et chercha une photo du chanteur sur internet.
— Regardez, c’est lui Patrick Juvet. Ma mère s’est mis en tête que vous êtes son sosie. Je doute fort que ce soit mon père, sauf s’il y a des bruns à la peau mate dans sa généalogie. En réalité…je ne sais pas qui est mon père. Clarisse n’a jamais voulu me révéler son identité.
Célia n’aurait su dire si c’était sa colère envers sa mère, le regard innocent de l’infirmier ou les vapeurs entêtantes de cannelle qui l’avaient conduite à se confier ainsi à un parfait inconnu.
— Peut-être que je pourrais vous aider ?
Cet infirmier, chevalier et chasseur de mauvais sorts, était décidément plein de surprises.
A nouveau, Célia se trouvait face au docteur Kaplan, le doigt du thérapeute oscillant lentement de droite à gauche devant ses yeux.
Lors des trois dernières séances, il lui avait ainsi fait revivre la fusillade de la Belle Equipe – le jour anniversaire du 13 novembre, une coïncidence qui avait semblé le réjouir – puis, son humiliation devant tout un amphithéâtre en cours d’histoire de l’art, pour enfin aborder l’absence de son père.
Pendant leur dernière séance, un souvenir fort avait ainsi refait surface. Le visage sévère de Madame Pujol s’était imposé dans son esprit. Crispée sur son pupitre, Célia se tordait les mains et n’osait pas lever la tête pour affronter son regard perçant. La maîtresse de CP était mécontente, pire même : elle était déçue. Les vacances de la Toussaint étaient passées et Célia n’avait toujours pas fourni sa fiche d’informations dûment complétée, avec l’identité de ses parents, leur adresse et leur numéro de téléphone. Honteuse de n’avoir rien à écrire dans la partie dédiée au père, Célia avait caché la fiche au fond de son cartable pendant des semaines. Jusqu’à ce jour où Madame Pujol l’avait prise à partie devant toute la classe, raillant son étourderie et son manque de sérieux.
Le docteur Kaplan lui avait demandé d’aller encore plus loin, de suivre le fil de ses souvenirs jusqu’à arriver à un nœud. Célia, disciplinée, obéit, les yeux rivés sur le doigt qui la berçait…la rentrée à l’école élémentaire, la peur au ventre…l’été au bord de la mer, chez l’oncle Jean…l’anniversaire de ses cinq ans où Clarisse avait sangloté tout l’après-midi, les yeux rougis… Célia se tortilla sur son fauteuil et détourna la tête.
— Il s’est passé quelque chose autour de mon cinquième anniversaire. Ma mère n’allait pas bien, enfin encore moins bien que d’habitude. Elle avait accepté d’inviter ma meilleure amie Yuan et d’acheter un cake et quelques ballons. Je me souviens que Clarisse était restée assise tout le temps à regarder par la fenêtre et qu’à un moment, je lui ai demandé si on pouvait manger le gâteau. Elle m’a dit qu’on n’avait qu’à se débrouiller. On a sorti le cake de l’emballage et on a pris quelques morceaux.
— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle elle était dans cet état ? Je doute fort qu’elle se soit ouverte à vous mais les enfants détectent souvent des signaux chez leurs parents, qui peuvent leur faire comprendre beaucoup de choses. Une réaction, une phrase, un objet peuvent être autant d’indices sur la vie d’une famille.
Célia sonda sa mémoire. Sa mère ne lui avait jamais rien confié, bien entendu. Cependant, un détail de cet après-midi surgit dans son esprit, comme une minuscule bulle de lumière.
— Pour manger le gâteau, j’ai proposé à Yuan d’utiliser ma dînette et de jouer au thé chez la reine d’Angleterre. C’était mon jeu préféré mais je n’avais jamais eu d’amie pour le partager. Je prenais toujours les affaires de ma mère pour me déguiser, ses bijoux, ses foulards. J’ai ouvert le premier tiroir de la commode où elle les rangeait et j’ai vu une boîte que je n’avais jamais vue avant.
La bulle de lumière éclata, projetant un éclairage nouveau sur les souvenirs de Célia.
— Il y avait un petit gant bleu turquoise à l’intérieur. Un gant tout seul. J’ai juste eu le temps de le toucher, je me souviens qu’il était d’une douceur incroyable… Clarisse est arrivée derrière moi, elle était très en colère. Elle a appelé les parents de Yuan pour qu’ils viennent la chercher et elle a passé le reste de la journée enfermée dans sa chambre. Mon amie n’est plus jamais venue à la maison, après ça.
Un gant unique. Pourquoi gardait-elle un gant unique ? Pourquoi était-elle si triste ce jour-là ?
— Dès que j’ai pu, je suis retournée dans sa chambre. L’étui n’était plus à sa place. Je lui ai demandé où elle l’avait mis mais elle s’est moquée de moi. Elle m’a dit que j’avais rêvé, que j’avais trop d’imagination… Nous n’en avons plus jamais parlé.
Soudain, un sentiment d’urgence submergea Célia. Elle n’avait plus rien à faire dans ce cabinet. Le docteur Kaplan avait ouvert la porte sur son passé et maintenant, Célia voulait fracasser toutes les fenêtres, pousser les murs, éventrer tous les coffres fermés à double tour. Un vrai ménage de printemps. Elle rassembla en vitesse ses affaires et s’excusa à peine auprès de son thérapeute. Le docteur Kaplan la suivit d’un regard bienveillant jusqu’à la porte de son cabinet.
Célia sortit son téléphone et tapa un message à l’intention de Matthieu. En quelques échanges, ils convinrent d’un rendez-vous dans un café du XXe arrondissement, à la fin de la tournée de l’infirmier. Célia s’assit sur un banc pour reprendre ses esprits. Il lui restait deux heures à attendre avant le rendez-vous et elle se sentait comme électrisée. Impatiente, elle vérifiait en permanence l’heure indiquée sur son téléphone. Tout à coup, il se mit à sonner.
— Mademoiselle Célia, c’est Nadia Alami ! Dites donc, on vous voit plus rue Orfila. Obligée de vous appeler sur votre portable, c’est que je veux pas déranger moi. Vous n’êtes pas occupée, dites ? Bon, j’ai du biscuit pour vous.
— C’est gentil. Pour le moment je n’ai pas faim mais je viendrai prendre le thé avec vous bientôt, c’est promis.
— Mais non, nigaude ! C’est du langage de police pour dire des informations ! Voyez, du biscuit c’est quelque chose à se mettre sous la dent, des indices croustillants ! Dans l’affaire du gant rose, j’ai du biscuit, et du bien consistant encore. D’abord, les trucs de Fiona, ça n’a rien donné. Chou blanc. Et puis j’ai fait travailler mes neurones, j’ai pensé "la laine de yack, c’est pas commun et ça vient du Népal". Alors, ni une ni deux, j’ai filé à la maison culturelle népalaise, près du canal de l’Ourcq. Des gens adorables, ils préparaient leur fête de Noël – enfin ça s’appelle pas comme ça chez eux mais c’est kif-kif. Des histoires de jolies lumières, de bonne bouffe et de cadeaux.
— Madame Alami, concentrez-vous sur le biscuit.
— Oui pardon, je m’éparpille. Là-bas j’ai montré le gant à tout le monde et il y a une femme qui m’a confirmé que c’était du yack. C’est Samita, elle est chargée des partenariats, voyez. Ça fait pas longtemps, avant c’était une française amoureuse du Népal qui s’en occupait. Et entre autres, Samita fait venir de là-bas des babioles qui sont vendues à la boutique. J’ai trouvé du thé d’ailleurs, ça vient de l’Himalaya. Faudra que vous veniez pour qu’on le goûte.
— Madame Alami…
— J’y viens, j’y viens. Samita m’a dit que votre gant et son jumeau avaient justement été mis de côté par l’ancienne chargée des partenariats.
Célia sentit son pouls s’accélérer.
— Vous avez son nom ? Elle est toujours à Paris ?
— J’ai son nom et son adresse. Une Madame de Bouillon, rue d’Artois, dans les beaux quartiers. Sûrement une dame de la haute. Samita m’a dit qu’elle avait dû laisser tomber l’association après un grave accident. C’est que Samita et moi on a bien discuté, figurez-vous que c’est une fan de Columbo. Là où n’est pas d’accord, c’est sur Derrick. Elle trouve ça formidable, tandis que le style allemand, moi, c’est pas mon truc, voyez.
Après l’avoir remerciée et félicitée pour cette enquête rondement menée, Célia lui assura qu’elle viendrait dès que possible lui rendre visite. Pour le moment, la jeune femme avait une autre pelote à démêler.
Son casque sur les oreilles, l’album blanc des Beatles en fond sonore et un manteau emballé dans du plastique transparent posé à ses côtés, Célia attendait devant la station de métro Gambetta. Matthieu et elle avaient mis au point leur plan la veille, au café. C’était aujourd’hui ou jamais : l’infirmier ne reviendrait plus soigner Clarisse. Le manteau qui sortait du pressing était l’excuse parfaite pour que Célia pénètre dans la chambre de sa mère. Pendant qu’elle chercherait l’étui au gant, Matthieu occuperait Clarisse.
Alors qu’ils sortaient du café la veille, Célia avait osé lui demander :
— Matthieu, pourquoi est-ce que vous m’aidez ?
L’infirmier avait arrêté de bouger pour réfléchir. Célia avait déjà remarqué qu’il lui était difficile de faire deux choses à la fois, ne serait-ce que parler et tourner l’agitateur dans son diabolo.
— Ce n’est pas juste de ne pas savoir qui est son père. C’est comme un gros trou là – il désigna son cœur. Mon père et moi, c’est compliqué. Il voulait que je sois comme lui, musclé, sportif et très… viril. J’ai essayé un temps et j’ai compris que je n’arriverais jamais à être à la hauteur. Il me rêvait en pompier. J’avais même un déguisement quand j’étais petit. Au lieu de ça, j’ai décidé de devenir infirmier. Je voulais aider les autres mais à ma façon. On s’est disputés et, quand il a vu que j’étais déterminé, il a fini par respecter mon choix.
La candeur et la sincérité de Matthieu bouleversaient Célia. En un sens, elle avait le sentiment qu’ils s’étaient trouvés, tous les deux.
— Alors, je vais vous aider à découvrir la vérité sur votre père. Parce que c’est impossible d’être vous-même, tant que vous ne savez pas.
Matthieu arriva derrière elle et posa doucement sa main sur son épaule, pour ne pas l’effrayer. Le contact de sa main ne la dérangea pas. Elle glissa le casque dans son cou et coupa While my guitar gently weeps. L’infirmier lui sourit et ils se dirigèrent sans un mot vers l’immeuble où habitait Clarisse. Le cœur de Célia battait la chamade. Il ne lui restait que quelques centimètres de fil à remonter pour atteindre le bout de sa pelote. Ce qu’elle en ferait ensuite n’appartiendrait qu’à elle.
— Matthieu ! My sweet prince, mon chevalier, vous êtes là ! Oh toi aussi Célia.
En un instant, toute la nervosité de Célia se mua en détermination. Elle avait passé trop d’années dans l’ombre de sa mère, avec un trou dans le cœur. Ce soir-là, Clarisse lèverait le voile sur son passé, de gré ou de force.
— Bonsoir Clarisse ! Célia et moi nous sommes retrouvés par hasard en bas de votre immeuble. Dites-moi, vous êtes rayonnante ! Ce vilain accident n’est plus qu’un mauvais souvenir. Installez-vous, nous allons regarder cela.
Il la prit par le bras et la conduisit avec douceur vers la méridienne. Les joues de Clarisse virèrent au pourpre tandis qu’elle s’allongeait gracieusement. Célia en profita pour balbutier qu’elle allait ranger le manteau nettoyé dans le placard de sa mère et s’éclipsa. Arrivée dans sa chambre, elle prit soin de ne pas fermer complètement la porte afin d’entendre la conversation du salon. Pour le moment, Matthieu examinait la cheville de Clarisse qui avait totalement oublié la présence de sa fille.
Célia devait se montrer méthodique pour ne pas perdre de temps. Elle commença par vérifier le premier tiroir de la commode. Sans surprise, il n’y avait que de la lingerie passablement usée et des foulards. Elle ne trouva rien non plus dans les autres tiroirs du meuble. La deuxième étape était l’examen du placard, une tout autre paire de manches. Clarisse y entassait ses affaires en désordre et l’étagère du haut ployait sous le poids des vieux sacs, bottes, escarpins, boas et boîtes en tout genre qu’elle avait accumulés depuis sa jeunesse. Célia profita d’un éclat de rire sonore de sa mère pour ouvrir la porte du placard. Grâce à la chaise de la coiffeuse, elle pouvait atteindre l’étagère. Lorsqu’elle déplaça une première boîte – bien trop grande pour être celle qu’elle cherchait – elle faillit suffoquer à cause de la poussière ainsi soulevée.
— Clarisse ! C’est vous sur toutes ces photos ?
Matthieu avait dû l’entendre dans le salon. Il avait élevé la voix pour couvrir ses toussotements.
— Absolutely mon chéri ! Mon âge d’or, une jeunesse de fêtes et de paillettes. Comme j’aurais aimé vous avoir rencontré à cette époque ! Quel duo glamour nous aurions formé !
Clarisse n’avait a priori rien remarqué. Ayant noué un foulard sur son nez et sa bouche, Célia poursuivit ses recherches. Elle croisa son reflet dans le miroir de la coiffeuse et pensa aux desperados des westerns. Malheureusement, aucune petite boîte plate ne se trouvait sur l’étagère. Restait la coiffeuse. A chaque tiroir ouvert, le cœur de Célia battait un peu plus vite. Le bois du meuble était ancien et chaque tiroir grinçait. La jeune femme prenait d’infinies précautions pour rester discrète… Toujours rien, la coiffeuse ne cachait pas le fameux étui. Célia replaça la chaise en silence et recula vers la fenêtre pour avoir une vue d’ensemble de la pièce. Elle s’octroya quelques secondes de réflexion. Sa mère ne voulait pas qu’elle trouve cette boîte puisqu’elle l’avait changée de place après l’anniversaire. Comme sa fille passait son temps à emprunter ses affaires pour jouer, il était logique qu’elle ne la cache pas avec ses vêtements ou ses bijoux. Il fallait trouver un endroit absolument défendu et même dangereux.
— Et là c’est vous avec Johnny Hallyday ?
— Oh, quelle soirée my lovely angel, si vous aviez pu être là ! Son concert de 79 au Pavillon de Paris est entré dans la légende. J’avais réussi à me faufiler en coulisses en faisant du gringue à un vigile, c’était si facile : un battement de cils à la Betty Boop, la robe glissant malencontreusement sur mon épaule…God, j’étais irrésistible à l’époque !
Dans la chambre, Célia ne put s’empêcher de soupirer et de lancer :
— Ce n’est vraiment pas la modestie qui t’étouffe…
Elle plaqua une main sur sa bouche. Quelle idiote, ce n’était vraiment pas le moment d’attirer l’attention !
— Célia ? Tu as besoin d’aide ?
Vite, vite, trouver une idée…
— Je disais "Il est vraiment beau ton mascara waterproof" ! Tu me le prêteras ?
— Rien ne me ferait plus plaisir darling. Comme je le dis toujours "Une femme se doit de sortir maquillée, c’est une question de politesse", ajouta-t-elle en se tournant vers Matthieu. Vous savez, maintenant que j’y repense, cela ne vous aurait pas plu cette soirée avec Johnny. Trop de débauche, trop de…substances dangereuses. Vous êtes si innocent, vous n’auriez pas aimé.
Dans l’esprit de Célia, cela sonna comme une évidence. Les substances dangereuses. Les médicaments. Sa mère l’avait toujours mise en garde contre les drogues et les produits chimiques. Elle n’avait pas le droit d’approcher l’armoire à pharmacie et lorsque sa fille était malade, elle la soignait uniquement à l’homéopathie. Il ne lui restait qu’à sortir de la chambre et filer dans la salle de bains. Pendant ce temps, Matthieu jouait son rôle à la perfection. Il submergeait Clarisse de compliments, l’assurant qu’elle était toujours irrésistible, de telle sorte que sa mère ne faisait plus du tout attention à elle.
— Voilà, ton manteau est rangé dans la penderie. Je passe me laver les mains puis je file.
Clarisse marmonna une réponse sans même la regarder. Elle lui tournait le dos, pointant du doigt une photo d’elle et de la chanteuse Lio enlacées.
— Bien sûr darling, mais ne traîne pas trop.
La présence de sa fille commençait à l’agacer. Célia espérait que sa dernière intuition serait la bonne. L’armoire à pharmacie était fermée à clé. Etant donné que Célia n’habitait plus chez elle, il n’y avait aucune raison pour que sa mère cache cette clé. Elle la trouva naturellement posée sur l’armoire, l’inséra et la tourna. Sur l’une des tablettes, une boîte rectangulaire aux bords usés, parfaitement insignifiante, était posée sous des tubes de pommade. Sa boîte, celle de son anniversaire.
— Célia ? Que fabriques-tu là-dedans ? Tu t’es perdue ? Si vous saviez, Matthieu, elle est si empotée ! Un jour, poor girl, elle m’a perdue de vue alors que je faisais du shopping dans les grands magasins. Quand je l’ai retrouvée, elle était en larmes et tremblait comme une feuille ! Je m’en souviens perfectly, j’avais mis la main sur un ravissant portefeuille dégriffé, ce jour-là.
Sa fille sortit de la salle de bains, triomphante. Clarisse décela un changement d’attitude chez elle et faillit l’interroger. Elle n’en eut pas le temps : l’étui soigneusement cachée sous sa veste en cuir, Célia s’excusa de ne pas pouvoir rester davantage.
— Je crois que tu n’auras plus besoin de moi pour tes courses. Ta cheville semble parfaitement remise, n’est-ce pas Matthieu ?
Elle fit un clin d’œil en direction de l’infirmier, le code convenu pour signifier que le plan avait fonctionné. Matthieu lui rendit un sourire radieux. Sur sa blouse, elle remarqua son nom brodé au niveau de sa poitrine. Matthieu Chevalier.
N’y tenant plus, Célia sortit la boîte de sous son blouson en atteignant le palier du 1er étage. Elle était en carton bleu ciel et les mots Lefebvre Père & Fils étaient gravés en lettres d’or sur son couvercle. En l’ouvrant, Célia retrouva le petit gant turquoise duveteux. Sans comprendre pourquoi, elle se sentit émue. Elle ne l’avait pas rêvé, ce minuscule gant d’enfant. Il n’y avait rien d’autre à l’intérieur, à l’exception d’une photo pliée en deux. Le cliché avait été pris de nuit dans une rue animée, sans doute à Paris, à la sortie d’une salle de spectacle. Un jeune couple d’environ vingt ans posait fièrement au centre. Le garçon, aux cheveux noirs bouclés, posait la main sur le ventre bombé de la jeune fille, une grande tige blonde en robe moulante à sequins. Clarisse. Un peu en retrait, sur leur droite, une fille replète à la peau mate serrait son sac à main contre elle, en baissant les yeux. Célia discernait mal son visage mais tout en elle lui était familier. Elle scruta le visage du jeune garçon puis celui de la fille qui se tenait à l’écart, alternativement. Il était là, le bout de sa pelote. Et elle le tenait.
Célia descendit les dernières marches de l’immeuble rue Orfila dans un état second. Dans le hall d’entrée, elle se cogna au fessier de Nadia, penchée pour ramasser la poussière qu’elle venait de balayer.
— Vous en faites pas, Mademoiselle Célia, elles sont bien rembourrées. Mais vous en faites une tête…à croire que vous avez croisé un fantôme ! Tout va bien là-haut ? Ne me dites pas qu’elle s’est cassé l’autre cheville, votre maman ?
— Pas du tout, je…je rêvassais. Je pensais au gant de Madame de Bouillon, vous pensez qu’il est trop tard pour lui rendre visite et le lui rendre ?
En un clin d’œil, la concierge avait retiré sa blouse de travail et enfilé son imperméable gris. Cela allait de soi : elle accompagnerait Célia. Avant de partir, elle attrapa le gant en laine de yack ainsi qu’une capuche en plastique car la météo prévoyait de la pluie. La jeune femme jeta un œil à son plan : le meilleur moyen pour se rendre dans le VIIIe arrondissement restait le métro.
— Ne vous formalisez pas, surtout…mais dans le métro, je mettrai mon casque et j’avancerai au rythme de la musique. Depuis deux ans, depuis…l’accident, c’est le seul moyen pour moi de me déplacer sous terre, au milieu de tout ce monde. Si c’est trop bizarre pour vous, on peut se donner rendez-vous directement rue d’Artois.
La concierge lui jeta un œil attendri, plein d’affection.
— Y’a rien de bizarre là-dedans, ma petite mademoiselle, y’a que du courage. Mettez votre casque sans penser à moi. Et s’il y en a un seul là-dessous qui vous fait des misères, il aura affaire à Nadia Alami.
Pendant tout le trajet, assise auprès de Nadia, Célia se concentra sur la voix grave de Nick Cave.
Son intensité l’avait toujours émue et elle avait besoin de s’y abandonner. Ballottée contre le corps chaud et rond de Nadia, elle sentait au fond de sa poche la présence du cliché trouvé dans la boîte au gant unique. Les souvenirs avaient afflué depuis qu’elle l’avait trouvé. Son père avait apporté la boîte quelques jours avant son cinquième anniversaire. On avait sonné à la porte ce soir-là, et Clarisse avait immédiatement ordonné à sa fille de s’enfermer dans sa chambre.
D’abord obéissante, Célia avait finalement cédé à la curiosité : dans le petit trou de serrure, elle avait vu une moitié d’homme aux cheveux noirs donner un paquet à sa mère. Celle-ci l’avait pris brutalement avant de repousser l’inconnu vers le palier. Il parlait beaucoup, se tordait les mains comme pour présenter des excuses. D’un coup, il s’était élancé vers Clarisse pour la prendre dans ses bras. Célia n’avait jamais vu sa mère avec un homme, bien qu’elle parlât souvent de ses amours. Clarisse cloisonnait, pas question de présenter sa fille à ses conquêtes.
Au bout d’un moment, sa mère s’était dégagée de l’étreinte pour ouvrir l’étui en carton. Célia l’avait vue secouer la tête et tenter de rendre le cadeau à l’homme. Le ton était alors monté entre eux, à tel point que la petite fille avait osé entrouvrir la porte de sa chambre.
— Ils ont dû te coûter une petite fortune. Tu essaies de te faire pardonner avec tes gants de luxe ? Tu crois que ça s’achète, l’amour d’une petite fille ? Qu’une babiole va compenser les cinq années où tu étais aux abonnés absents ?
Célia avait vu l’homme s’affaisser sur lui-même, comme elle lorsqu’elle faisait une grosse bêtise. Elle avait eu pitié de lui. Sa mère ne lui avait jamais paru plus grande ni plus belle.
— Parce que tu as arrêté de te piquer et de prendre tes saletés, tu crois que tout est oublié et que je vais te reprendre ? Que tu vas t’installer à notre table et coucher dans mon lit ? God ! Mais je n’ai rien oublié Amir, nothing at all. Je n’ai pas oublié tes accès de folie, quand tu volais le peu d’argent que ma mère m’envoyait pour acheter de la layette. Je n’ai pas oublié le couteau que tu as brandi pour que je te rende la clé de l’appartement et que tu files acheter ta came. Je n’ai pas oublié tous nos amis qui nous ont tourné le dos après que tu les as insultés. Et surtout, je n’ai pas oublié ma détresse quand tu es parti sans rien dire, pas une lettre, rien. Quand tu nous as abandonnées.
L’homme brun n’avait rien répondu. Au bout d’un moment, il avait pris l’un des gants pour le mettre dans sa poche.
— L’autre, garde-le. Puisque de toute façon elle ne les portera pas, est-ce que tu peux juste le garder pour qu’il soit près d’elle ? Et moi je prends celui-ci.
Comme Clarisse ne réagissait pas, il avait attrapé sa main, l’avait serrée quelques instants, avant de disparaître dans la cage d’escalier. Sa mère était alors restée là, comme figée, avant de fermer la porte de l’appartement. Avant de fermer la porte sur son père.
La tête de Célia était doucement secouée par Nadia. Elles étaient arrivées à la station Saint-Philippe-du-Roule. La jeune femme ouvrit les yeux et se remit en marche, aidée de la concierge qui avait passé un bras autour de sa taille. Sur le quai, la voix de Nick Cave s’éteignit.
Dans ses oreilles, les chœurs accompagnèrent les envolées de cordes et de guitare électrique. Célia stoppa sa marche, prit la main de la concierge et la serra fortement, comme l’avait fait son père avec Clarisse, il y avait près de trente ans. Autour d’elles, les derniers passagers se pressaient tandis que la sonnerie du métro retentissait. Ça ne va pas ? articula de façon exagérée Nadia Alami, pour que Célia lise sur ses lèvres. La jeune femme retira son casque. Le souffle court, elle sortit la photo pliée en deux et la tendit à la concierge. Les sourcils froncés, Nadia l’ouvrit. Ses lèvres se mirent à trembler et ses yeux se remplirent de larmes tandis que Célia la conduisait vers un siège le long du quai. Une fois assise, Nadia serra son sac à main contre son ventre et prit une grande inspiration.
— Je crois qu’on va pouvoir se tutoyer, maintenant, ma petite nièce.
— Nadia, est-ce que ça vous…est-ce que ça te va si on parle de tout ça après ? On a tout le temps du monde. Mais d’abord, on a une enquête à boucler. Alors on va rendre son gant rose à Madame de Bouillon, demander pourquoi un homme le portait comme si de rien n’était et ce qui lui a pris de me faire un clin d’œil. Est-ce que ça te va ?
Sonnée, la concierge fit signe à Célia qu’elle avait besoin de quelques instants. Elle fouilla dans son sac et en tira un paquet de gâteaux secs. Après en avoir dévoré deux, elle en proposa à Célia qui accepta avec joie. Elle avait besoin d’énergie.
— Tu as raison, on y va. Après, on papotera.
Le numéro 3 de la rue d’Artois était loin d’être le plus bel immeuble du quartier.
— A toi l’honneur, lança Célia à sa tante, au moment de sonner à l’interphone. Après tout, c’est toi qui as résolu l’affaire.
Les joues rouges d’émotion, Nadia appuya sur le bouton de Bouillon. Un homme leur ouvrit et les accueillit au dernier étage.
C’était l’inconnu au gant. Les cheveux gris, clairsemés, monsieur tout-le-monde. Maintenant qu’il lui faisait face, Célia comprit qu’elle l’avait déjà rencontré avant l’épisode du métro. Mais où et quand ? Nadia s’avança vers lui et lui tendit le gant avec solennité.
— Bonsoir, monsieur de Bouillon. Je crois que ceci appartient à votre épouse ? Vous vous demandez comment on a fait pour vous retrouver, pas vrai ? On a tiré quelques ficelles, on a fait marcher nos neurones et on a eu un peu de chance, voilà tout !
— Appelez-moi Grégoire, je vous en prie. Vous êtes très douées et je vous remercie infiniment. A vrai dire, je ne pensais pas revoir ce gant un jour, il s’est envolé par la fenêtre du bus ! C’était un cadeau fait par ma femme à notre petite-fille, Louise, juste avant son…avant son accident. Louise les adore mais ils deviennent trop petits, alors je les porte de temps en temps pour les agrandir. Je dois dire que je les trouve très agréables aussi, et puis ils me rappellent une période de notre vie où tout était…disons, plus doux.
Il porta son regard sur Célia.
— C’est vous qui avez ramassé le gant, n’est-ce pas ? Après que nous nous sommes croisés ? J’étais sûr que c’était bien vous.
Devant l’incompréhension de la jeune femme, il poursuivit.
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? A l’hôpital ? Il y avait tant de monde…je comprends. Mais peut-être que ceci vous rappellera quelque chose.
Il dirigea vers un porte-manteau et en décrocha une écharpe en laine rouge.
L’homme au gant. L’homme à l’écharpe. Lorsque Eva était tombée sous le feu des mitraillettes, lorsque Célia avait compris qu’elle-même n’avait qu’une blessure mineure à la jambe et que le sang qui la recouvrait n’était pas le sien, elle s’était jetée sous la table pour écarter les cheveux du visage de son amie et lui parler. Eva ne répondait pas. Ses yeux étaient grand ouverts, sans éclat. Autour de Célia et en elle, tout hurlait. Et puis, les sirènes des ambulances avaient retenti, le corps d’Eva – et de tant d’autres – avait été emmené. Bien après, elle avait été convoquée pour identifier Eva et s’était retrouvée dans une salle d’attente, entourée d’autres proches de victimes. Parmi eux, un homme aux cheveux gris, avec une écharpe rouge. Célia s’était dit qu’il ressemblait à François Mitterrand. Son écharpe faisait comme une tache dans le décor aseptisé de l’hôpital.
Elle n’était pas parvenue à se détourner de l’écharpe, elle s’y était accrochée comme à une bouée. L’homme s’en était aperçu et lui avait souri, un sourire triste, désespéré. Pendant de très longues minutes, ils avaient ainsi partagé leur douleur. Un soignant était venu chercher Célia pour reconnaître le corps d’Eva – la pire épreuve de sa vie – et elle n’avait jamais revu l’homme à l’écharpe. Jusqu’à il y a quelques jours, sur l’Escalator du métro.
— Je me souviens. Votre femme, qu’est-elle devenue ?
— Emeline a survécu. Elle a fait d’énormes progrès depuis deux ans mais les chances qu’elle remarche un jour sont presque nulles. Elle partait de très loin…il a fallu aussi soigner les plaies psychiques, reprendre goût à la vie. Et vous ?
Célia déglutit. Près d’elle, Nadia passa un bras autour de ses épaules.
— Eva est morte sur la terrasse de la Belle Equipe. Les médecins ont dit qu’elle n’a pas souffert, qu’elle n’a pas eu le temps de se rendre compte de ce qui se passait.
Les mots étaient sortis d’eux-mêmes. Eva est morte.
— Je participe une fois par mois à un groupe de parole avec d’autres proches de victimes. Est-ce que vous souhaiteriez vous joindre à nous ?
Oui, Célia souhaitait se joindre à eux. Elle donna son numéro de téléphone à Grégoire qui lui promit de lui transmettre toutes les informations sur la prochaine réunion.
Epilogue
Dans un cimetière parisien, une jeune femme vêtue d’un blouson de cuir frissonne. Le vent de décembre fait claquer ses dents et gèle le bout de son nez. Il est temps de troquer son éternel blouson pour un vêtement plus chaud. Mal à l’aise, elle dépose une boîte bleu ciel sur une tombe, entre une plaque souvenir et un pot de granit contenant une plante en plastique. Sur la plaque, on peut lire A mon petit frère.
Les yeux de Célia ne quittent pas les mots gravés sur la stèle. Amir Alami – 1963-1988. Elle pense à Matthieu et au trou dans le cœur. Et puis au cœur d’Eva, transpercé par une balle sur une terrasse de café. Et à celui de son père, Amir, qui s’est accéléré sous l’effet de la cocaïne, le lendemain de sa visite à Clarisse. Qui s’est accéléré jusqu’à s’arrêter de battre.
Lorsque Célia avait confronté sa mère, celle-ci ne s’était pas dérobée. Sur la photo, elle avait pointé du doigt la fille en retrait aux mains crispées sur son sac et elle avait murmuré Nadia. Puis, elle avait désigné le garçon aux boucles noires et prononcé son nom, Amir Alami. Soudain, toutes les digues que Clarisse avait construites autour de son secret avaient éclaté en morceaux. Elles avaient pleuré, longtemps. Pour la première fois, elles avaient partagé un moment de vérité, rien qu’à elles. Nadia lui avait déjà raconté l’histoire de sa naissance, de sa mère reniée par ses parents à cause de ses frasques et surtout à cause de son amour pour "un arabe". L’histoire d’Amir, devenu accro à la drogue et incapable d’accueillir un bébé dans sa vie. Celle de leur père, concierge rue Orfila, qui avait remué ciel et terre pour envoyer son fils se soigner au sein de sa famille et pour dégoter un appartement à Clarisse, dans son immeuble. Célia aurait aimé connaître son grand-père. A sa mort, il avait fait promettre à sa fille Nadia de continuer à veiller sur Clarisse.
Un jeune homme rejoint Célia devant la stèle. Ils se saluent rapidement et elle s’essuie les yeux du revers de sa manche.
— Tu as vu, vous auriez le même âge, à peu de chose près.
— J’ai vu, Matthieu.
— Tiens, je suis passé devant un bureau de tabac en venant. Tu sais, l’histoire de l’accident à l’Exposition universelle ? Quand ils ont montré la Tour Eiffel ? Eh bien, ils ont découvert que c’était la faute d’un fils du président de l’époque, Emile Loubet. Il avait un drôle de sens de l’humour, le gars : il a crié "Au feu" sur la passerelle et tout le monde a paniqué. Boum, quatre morts. Alors forcément, ils ont tout fait pour étouffer le truc, ils ont payé les familles pour pas que ça s’ébruite. C’est absurde, comme mort.
— C’est toujours absurde, la mort.
Célia se sent stupide, plantée devant la tombe d’un père qu’elle n’a pas connu.
— Tu peux dire quelques mots tout haut ou dans ta tête, il les entendra pareil ton père. Et puis, si tu n’as rien à lui dire, tant pis. Peut-être que ça te viendra plus tard.
L’infirmier n’a pas son pareil pour panser les plaies.
Ils franchissent ensemble le grand portail en fer du cimetière en se frottant les mains pour les réchauffer. Matthieu expire fort en arrondissant la bouche et s’extasie sur la buée ainsi formée. Célia lui sourit.
— Viens, on va se mettre au chaud. Tante Nadia fait un excellent thé himalayen.
FIN