Célia descendit les dernières marches de l’immeuble rue Orfila dans un état second. Dans le hall d’entrée, elle se cogna au fessier de Nadia, penchée pour ramasser la poussière qu’elle venait de balayer.
— Vous en faites pas, Mademoiselle Célia, elles sont bien rembourrées. Mais vous en faites une tête…à croire que vous avez croisé un fantôme ! Tout va bien là-haut ? Ne me dites pas qu’elle s’est cassé l’autre cheville, votre maman ?
— Pas du tout, je…je rêvassais. Je pensais au gant de Madame de Bouillon, vous pensez qu’il est trop tard pour lui rendre visite et le lui rendre ?
En un clin d’œil, la concierge avait retiré sa blouse de travail et enfilé son imperméable gris. Cela allait de soi : elle accompagnerait Célia. Avant de partir, elle attrapa le gant en laine de yack ainsi qu’une capuche en plastique car la météo prévoyait de la pluie. La jeune femme jeta un œil à son plan : le meilleur moyen pour se rendre dans le VIIIe arrondissement restait le métro.
— Ne vous formalisez pas, surtout…mais dans le métro, je mettrai mon casque et j’avancerai au rythme de la musique. Depuis deux ans, depuis…l’accident, c’est le seul moyen pour moi de me déplacer sous terre, au milieu de tout ce monde. Si c’est trop bizarre pour vous, on peut se donner rendez-vous directement rue d’Artois.
La concierge lui jeta un œil attendri, plein d’affection.
— Y’a rien de bizarre là-dedans, ma petite mademoiselle, y’a que du courage. Mettez votre casque sans penser à moi. Et s’il y en a un seul là-dessous qui vous fait des misères, il aura affaire à Nadia Alami.
Pendant tout le trajet, assise auprès de Nadia, Célia se concentra sur la voix grave de Nick Cave.
She had a history but she had no past
Son intensité l’avait toujours émue et elle avait besoin de s’y abandonner. Ballottée contre le corps chaud et rond de Nadia, elle sentait au fond de sa poche la présence du cliché trouvé dans la boîte au gant unique. Les souvenirs avaient afflué depuis qu’elle l’avait trouvé. Son père avait apporté la boîte quelques jours avant son cinquième anniversaire. On avait sonné à la porte ce soir-là, et Clarisse avait immédiatement ordonné à sa fille de s’enfermer dans sa chambre.
I’m pushing my own wheel of love
D’abord obéissante, Célia avait finalement cédé à la curiosité : dans le petit trou de serrure, elle avait vu une moitié d’homme aux cheveux noirs donner un paquet à sa mère. Celle-ci l’avait pris brutalement avant de repousser l’inconnu vers le palier. Il parlait beaucoup, se tordait les mains comme pour présenter des excuses. D’un coup, il s’était élancé vers Clarisse pour la prendre dans ses bras. Célia n’avait jamais vu sa mère avec un homme, bien qu’elle parlât souvent de ses amours. Clarisse cloisonnait, pas question de présenter sa fille à ses conquêtes.
The problem was she had a little black book
Au bout d’un moment, sa mère s’était dégagée de l’étreinte pour ouvrir l’étui en carton. Célia l’avait vue secouer la tête et tenter de rendre le cadeau à l’homme. Le ton était alors monté entre eux, à tel point que la petite fille avait osé entrouvrir la porte de sa chambre.
— Ils ont dû te coûter une petite fortune. Tu essaies de te faire pardonner avec tes gants de luxe ? Tu crois que ça s’achète, l’amour d’une petite fille ? Qu’une babiole va compenser les cinq années où tu étais aux abonnés absents ?
I was out of place and time, and over the hill
Célia avait vu l’homme s’affaisser sur lui-même, comme elle lorsqu’elle faisait une grosse bêtise. Elle avait eu pitié de lui. Sa mère ne lui avait jamais paru plus grande ni plus belle.
— Parce que tu as arrêté de te piquer et de prendre tes saletés, tu crois que tout est oublié et que je vais te reprendre ? Que tu vas t’installer à notre table et coucher dans mon lit ? God ! Mais je n’ai rien oublié Amir, nothing at all. Je n’ai pas oublié tes accès de folie, quand tu volais le peu d’argent que ma mère m’envoyait pour acheter de la layette. Je n’ai pas oublié le couteau que tu as brandi pour que je te rende la clé de l’appartement et que tu files acheter ta came. Je n’ai pas oublié tous nos amis qui nous ont tourné le dos après que tu les as insultés. Et surtout, je n’ai pas oublié ma détresse quand tu es parti sans rien dire, pas une lettre, rien. Quand tu nous as abandonnées.
I am alone now, I am beyond recriminations
L’homme brun n’avait rien répondu. Au bout d’un moment, il avait pris l’un des gants pour le mettre dans sa poche.
— L’autre, garde-le. Puisque de toute façon elle ne les portera pas, est-ce que tu peux juste le garder pour qu’il soit près d’elle ? Et moi je prends celui-ci.
Comme Clarisse ne réagissait pas, il avait attrapé sa main, l’avait serrée quelques instants, avant de disparaître dans la cage d’escalier. Sa mère était alors restée là, comme figée, avant de fermer la porte de l’appartement. Avant de fermer la porte sur son père.
I’m glowing, I’m flying
La tête de Célia était doucement secouée par Nadia. Elles étaient arrivées à la station Saint-Philippe-du-Roule. La jeune femme ouvrit les yeux et se remit en marche, aidée de la concierge qui avait passé un bras autour de sa taille. Sur le quai, la voix de Nick Cave s’éteignit.
Look at me now
Dans ses oreilles, les chœurs accompagnèrent les envolées de cordes et de guitare électrique. Célia stoppa sa marche, prit la main de la concierge et la serra fortement, comme l’avait fait son père avec Clarisse, il y avait près de trente ans. Autour d’elles, les derniers passagers se pressaient tandis que la sonnerie du métro retentissait. Ça ne va pas ? articula de façon exagérée Nadia Alami, pour que Célia lise sur ses lèvres. La jeune femme retira son casque. Le souffle court, elle sortit la photo pliée en deux et la tendit à la concierge. Les sourcils froncés, Nadia l’ouvrit. Ses lèvres se mirent à trembler et ses yeux se remplirent de larmes tandis que Célia la conduisait vers un siège le long du quai. Une fois assise, Nadia serra son sac à main contre son ventre et prit une grande inspiration.
— Je crois qu’on va pouvoir se tutoyer, maintenant, ma petite nièce.