Episode #6 où Clarisse fuit la vérité tandis qu’un ange blond passe la serpillère.

vendredi 12 mai 2023

proposé par Bernard Laurent




Episode #6 où Clarisse fuit la vérité tandis qu’un ange blond passe la serpillère.

Une odeur puissante et sucrée s’échappait de l’appartement de Clarisse. Célia fut surprise lorsque la porte s’ouvrit sur un homme immense d’une vingtaine d’années, aux boucles blondes enfantines, vêtu d’une blouse blanche aux manches retroussées. Il portait des gants de vaisselle et tenait un petit pot d’épices. Il dévisagea Célia, les yeux écarquillés. Derrière lui, Clarisse était étendue lascivement sur la méridienne, un magazine féminin sur les genoux. Célia nota qu’un bandage simple avait remplacé sa botte de ski.
— Matthieu, darling, fermez vite la porte ou tout sera à recommencer !
Le dénommé Matthieu obéit et se tourna vers Clarisse.
— Vous avez raison, Clarisse, c’est comme si on avait pris votre photo en négatif ! C’est incroyable comme elle ne vous ressemble pas du tout.
— Mon ange, on a cassé le moule qui a servi à me faire, je suis un exemplaire unique ! Ceci dit, Célia a son petit succès elle aussi, dans un autre registre, ajouta-t-elle en lançant un clin d’œil complice à sa fille. Darling, je te présente Matthieu, mon infirmier – que dis-je – mon chevalier servant ! À tout moment du jour ou de la nuit, il accourt pour me secourir. Ne vous en faites pas, mon doux prince, Célia ne risque pas de vous courir après, vous n’êtes pas du tout à son goût ! Si vous voyez ce que je veux dire…
Sa mère avait l’art de faire les présentations les plus gênantes qui soient. Depuis toujours, elle prenait un malin plaisir à mettre sa fille mal à l’aise, qu’il s’agisse de commenter ses soi-disant kilos en trop ou sa vie sentimentale. Elle constata que Matthieu avait rougi. Il s’empara vivement d’une serpillère qui trempait dans un seau d’eau brunâtre. Devant une Clarisse extatique, il entreprit de nettoyer le carrelage de la cuisine. Trop heureuse de détourner la conversation, Célia l’interrogea.
— Elle ne me semble pas très propre, cette eau. Et qu’est-ce que c’est que cette odeur ? On la sent depuis l’escalier…
Avant que l’infirmier n’ait pu réagir, Clarisse répondit avec empressement.
— C’est un rituel de purification à base de poudre de cannelle, perfect pour capturer les mauvaises ondes ! Un peu de cannelle en poudre dans l’eau chaude, on passe la serpillère partout, on se débarrasse de l’eau et le tour est joué. C’est très bien expliqué dans cet article, regarde : Rétablissez l’équilibre dans votre espace de vie chargé de mauvaises énergies. Quand je l’ai lu, ça a fait tilt. Mais oui, c’est évident non ? Mon accident, c’était les énergies négatives, obviously.
Célia faillit préciser que la bouteille de vodka vide qu’elle avait retrouvée sous le lit de sa mère avait également joué un rôle dans sa chute. Elle s’était foulé la cheville en enjambant le rebord de sa baignoire, après avoir infusé une bonne heure dans un bain à la rose. Avec le recul, Célia pensa qu’elle aurait pu tout aussi bien s’y endormir et se noyer…
— Bientôt, ce sera de l’histoire ancienne. Un appartement bourré d’énergies bénéfiques ! New home, new love, new me !
A cet instant, un fracas de verre brisé se fit entendre dans la cuisine. Le visage contrit de l’infirmier émergea au-dessus du bar qui séparait la pièce du salon.
— Oh ça ne fait rien angel, de toute façon je la détestais, cette vieille carafe à décanter. Continuez, je sens que ça marche !
L’odeur qui flottait dans l’appartement donnait envie à Célia de manger un crumble aux pommes. Elle décida de laisser les sacs de courses à l’entrée de la cuisine, impraticable pour le moment. La vue de Matthieu avec ses gants de ménage lui rappela sa séance chez le docteur Kaplan, son malaise à l’évocation de gants en laine portés pendant son enfance. C’était le moment d’interroger Clarisse : en présence de son infirmier chéri, elle n’oserait pas se défiler.
— Dis-moi, je me demandais si tu avais gardé mes gants tricotés ? Il commence à faire frais et mes doigts gèlent quand je travaille à l’atelier d’Antoine, il est si mal chauffé…
Les traits de sa mère s’affaissèrent, comme si Célia lui avait annoncé une mauvaise nouvelle. L’espace d’un instant, elle lui trouva l’air grave. Elle se reprit rapidement.
— Oh darling, je suis terriblement désolée mais je ne vois pas du tout de quoi tu parles ! Tu confonds sûrement avec ces adorables gants en dentelle noire que tu me prenais pour jouer au thé chez la reine d’Angleterre, t’en souviens-tu ? D’abord, tu choisissais des tas de bijoux – oh, tu raffolais de mes gros bracelets en bois – et puis tu installais tes peluches en cercle et tu leur servais le goûter dans ta dînette, avec des petits biscuits secs. So sweet ! Maintenant que j’y pense, je dois avoir une photo dans un album. Est-ce que ça te plairait de la voir ?
En quelques phrases, elle avait balayé le sujet. Célia connaissait parfaitement ses techniques d’évitement, celles qu’elle avait utilisées pendant des années pour ne pas répondre aux questions sur son père. Elle jouait la maman poule. Sa réaction prouvait à Célia qu’elle lui cachait quelque chose, quelque chose qui avait à voir avec des gants en laine. Petit à petit, dans l’esprit de Célia, les pièces du puzzle s’animaient, s’imbriquaient. Elle n’avait pas suivi l’inconnu du métro parce qu’elle se sentait seule, ou parce qu’elle avait besoin d’action dans sa vie monotone. Elle l’avait suivi parce qu’elle avait comme reconnu les gants.
Eva aurait su la guider. Avec patience, elle aurait trié les pièces de son puzzle. Elle aurait pris ses mains entre les siennes, elle aurait caressé l’intérieur de ses poignets pour la calmer et l’aider à y voir clair. Sans s’en apercevoir, Célia avait elle-même attrapé son poignet gauche et appuyait son pouce sur ses veines. En face d’elle, Clarisse avait cessé de s’intéresser à elle pour se replonger dans son magazine. Elle décida de retenter sa chance.
— Vraiment, ça ne te dit rien ? Une paire de gants en laine pastel ?
Sa mère releva la tête, agacée.
— Non vraiment, tu n’as jamais eu ça, c’est d’un tel mauvais goût. Mais tu aurais bien été capable de les prendre à une autre gamine à l’école ! Après tout, tu passais ton temps à me piquer mes affaires pour jouer à la grande dame. Je devais retourner ta chambre de fond en comble tous les soirs pour retrouver mes bagues et mes talons hauts, avant de filer au cabaret. Comme si j’avais du temps à perdre ! Ah, tu ne m’as pas rendu la vie facile, darling, on peut le dire !
Tiens, elle sort le masque de la mère courage. La fille-mère qui avait dû assurer seule sa subsistance, affublée d’une enfant sans charme. Clarisse lui avait bien fait comprendre qu’elle était non seulement encombrante, mais aussi bien en-dessous de ses espérances. Malgré tout, Célia n’avait cessé de chercher l’affection de sa mère. Alors, bien sûr, elle cachait ses chaussures et ses bijoux. Non pas pour jouer à imiter sa mère, comme celle-ci le pensait, mais pour qu’elle reste. Pour ne plus être seule à la maison pendant qu’elle s’affairait autour des artistes du cabaret La Douce Nuit. Maquilleuse et habilleuse, Clarisse ne rentrait qu’au petit matin. Très tôt, Célia avait appris à se débrouiller, à préparer ses céréales et à partir à l’heure à l’école. Aujourd’hui encore, elle dînait souvent d’un simple bol de corn flakes.
Dans la cuisine, Matthieu avait arrêté de laver le sol. Droit comme un piquet, il regardait la scène en se demandant s’il devait partir en catimini ou intervenir. Il semblait troublé par la scène qui se déroulait devant lui. Célia pensa qu’elle ne tirerait rien de plus de sa mère. Elle prit rapidement congé de Clarisse qui lui répondit avec froideur. Dans l’escalier, elle entendit l’infirmier qui avait profité de son départ pour filer lui aussi. Il la rattrapa en bas de l’immeuble.
— Vous prenez le métro ? On fait route ensemble ?
Célia était excédée par l’attitude de sa mère, son absence d’instinct maternel, et par sa propre incapacité à avoir une conversation sensée et apaisée avec Clarisse. Elle avait manifesté davantage de tendresse à l’égard de Matthieu – et de tous les hommes dont elle s’était entichée – que Célia n’en avait reçue.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? Et qu’est-ce que vous espérez tirer de Clarisse au juste ? Vous ne pensez pas être un peu jeune pour elle ? On vous a sûrement bien fait rigoler avec notre petite scène là-haut. Vous vous imaginez qu’elle est à plaindre, bien sûr, pauvre Clarisse toute seule avec sa fille moche et idiote, elle qui rêvait de suivre ses idoles autour du monde. Je n’ai pas demandé à venir au monde, vous savez !
Célia s’arrêta soudain, à bout de souffle. L’infirmier la regardait, les yeux toujours écarquillés, au bord des larmes.
— Excusez-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris. Vous n’y êtes pour rien, je…je n’avais pas le droit de vous parler comme ça.
— Dites, je me demandais : qui c’est, Patrick Juvet ? Elle m’en parle tout le temps. C’est votre père ?
Matthieu lui avait posé cette question le plus sérieusement du monde. Célia, d’abord décontenancée, pouffa, puis partit d’un rire incontrôlable. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas autant ri ! L’infirmier souriait, ravi. Célia prit son téléphone et chercha une photo du chanteur sur internet.
— Regardez, c’est lui Patrick Juvet. Ma mère s’est mis en tête que vous êtes son sosie. Je doute fort que ce soit mon père, sauf s’il y a des bruns à la peau mate dans sa généalogie. En réalité…je ne sais pas qui est mon père. Clarisse n’a jamais voulu me révéler son identité.
Célia n’aurait su dire si c’était sa colère envers sa mère, le regard innocent de l’infirmier ou les vapeurs entêtantes de cannelle qui l’avaient conduite à se confier ainsi à un parfait inconnu.
— Peut-être que je pourrais vous aider ?
Cet infirmier, chevalier et chasseur de mauvais sorts, était décidément plein de surprises.


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