Episode #2, où nous ferons connaissance avec Clarisse, la mère "décalée" de Célia.

lundi 10 avril 2023

proposé par Céline Bouyer, Isabelle Maillard




Episode #2 où nous ferons connaissance avec Clarisse, la mère "décalée" de Célia.

Après avoir déposé les disques dans son studio du Ve arrondissement, Célia était repartie vers le métro, son casque sur les oreilles. Elle sélectionna pour son trajet un album de Led Zeppelin au tempo rapide. Elle l’écouta pendant qu’elle faisait les courses pour sa mère, et jusqu’à la caisse automatique de la supérette. Arrivée rue Orfila, Célia souffla pour chasser la lourde frange devant ses yeux et appuya sur l’interphone au nom de Madame Clarisse Presco. Les sacs de courses lui sciaient les doigts. Elle avait hâte de s’en débarrasser, de redescendre la rue vers la station Gambetta, de rentrer enfin chez elle. Mentalement, elle répéta les étapes : saluer sa mère, répondre à ses lamentations, ranger les courses dans le frigo et les placards, n’avoir l’air ni heureuse ni déprimée pour éviter les questions, et filer au plus vite. En somme, l’affaire serait réglée en cinq minutes, pas une de plus.
Avant de grimper au 3e étage, elle salua madame Alami, la concierge. Celle-ci lui marmonna un semblant de réponse, tout absorbée qu’elle était par son épisode de Columbo et par le tricot qui montait automatiquement entre ses doigts déformés. A regret, la jeune fille avança vers la cage d’escalier.
— C’est ouvert ! brailla Clarisse Presco du fond de son appartement.
Célia laissa la porte entrouverte, se dirigea droit vers la cuisine et commença à déballer les provisions en vitesse, pour profiter au maximum de l’absence de sa mère dans la pièce. Tout avait été méticuleusement trié au supermarché pour un rangement efficace. Elle avait presque fini, il ne restait que le savon de Marseille et les disques démaquillants en coton. Rien à faire, elle n’allait pas y couper, le contact était inévitable. Célia prit une grande inspiration, traversa le salon minuscule et toqua à la porte de la salle d’eau.
—  Maman ? Je laisse les produits de toilette devant la porte. Tu pourras les ranger ? Je dois filer alors… à vendredi ! 
Elle avait déjà tourné les talons, les yeux rivés sur le palier, plus que quelques pas et elle serait sortie…
—  Célia ! entendit-elle soudain protester sa mère. Don’t be so silly, sers-nous donc un Campari. Et je te l’ai déjà dit un milliard de fois, darling : cesse de m’appeler Maman. It’s ridiculous !
Résignée, Célia lui fit face et réprima avec difficulté un premier fou rire. Son visage était recouvert d’une pâte granuleuse vert menthe, un filet crasseux retenait ses cheveux, et elle portait un kimono fleuri dont l’ultra-féminité virait au comique lorsqu’on apercevait le moon boot à son pied gauche. Appuyée sur sa canne, Clarisse inspecta de haut en bas l’allure de sa fille – Perfecto noir élimé, jean informe, bottines plates – et manifesta sans un mot sa désapprobation. Elle avait abandonné tout espoir de faire de Célia une vraie femme mais continuait à lui reprocher son apparence négligée.
Clarisse claudiqua jusqu’au poste de radio et s’arrêta en entendant la voix suave de Chet Baker. Comme un pantin mal assemblé, elle remua son corps androgyne et sec au rythme langoureux de My Funny Valentine. Elle était aussi anguleuse que Célia était charnue. Persuadée qu’elle avait hérité de ses gênes, elle avait fait vivre un enfer à sa fille adolescente, allant jusqu’à l’envelopper de film plastique pour empêcher ses formes de se développer. En vain, bien entendu, si l’on excepte de nombreux problèmes gastriques, de fréquentes consultations médicales et finalement la menace du recours aux services sociaux. Alors que sa mère se déhanchait, Célia se débarrassa de son blouson de cuir et s’occupa de verser l’apéritif. Sa mère se montrait étrangement guillerette, ce soir. Le kimono affriolant, le soin du visage… S’était-elle amourachée d’un homme, encore une fois ?
Clarisse s’était allongée sur la banquette de velours, sa botte de ski sur un accoudoir. Ses doigts maigres battaient la cadence. Sa fille lui tendit le verre d’alcool et s’assit en face d’elle, les fesses au bord du fauteuil râpé. Un long silence s’installa, auquel elles étaient toutes deux habituées, tandis que la radio annonçait le journal de 19 heures.
—  Tu as vu l’infirmière aujourd’hui Mam…Clarisse ?
Le visage de sa mère s’anima alors, à tel point que le masque d’argile se craquela sur sa peau.
— Oh honey, c’est fabuleux, prodigieusement fabuleux ! I’m in love, in love, in love ! Figure-toi que la grincheuse mademoiselle Pinson a attrapé la grippe, et l’agence m’a envoyé un homme infirmier, un ange blond bouclé. Tu n’as pas idée comme il est beau, imagine Patrick Juvet – elle mima alors le signe de croix – période I love America, tu vois le tableau ?
Célia ne vit pas grand-chose, en revanche elle eut instantanément dans les oreilles la voix haut perchée du chanteur.
— D’accord, mais qu’a-t-il dit au sujet de ta cheville, ton ange blond ? Tu en as encore pour longtemps ?
Sa mère fit la moue, se renfonça dans son canapé et prit un air faussement désolé.
— Tu sais darling, c’est excessivement fragile, la cheville. J’ai des attaches si fines ! Matthieu – un prénom d’évangéliste, c’est un signe – il l’a remarqué d’ailleurs, qu’elles sont fines, c’est un soignant si attentif… Il a dit que ce n’était pas encore tout à fait remis, et que je ne devais pas retourner en discothèque trop vite. Quel petit plaisantin ! Je vais devoir garder l’attelle encore deux ou trois semaines. Au moins !
Elle trempa les lèvres dans le verre de Campari, en prenant bien soin de ne pas toucher le liquide rouge avec son masque. Dans ce tourbillon d’informations, Célia avait compris son petit jeu : maintenant qu’elle avait jeté son dévolu sur son infirmier, sa mère allait faire durer le plaisir. Et bien sûr, pendant son immobilisation, sa fille allait devoir continuer à faire ses courses et donc la voir deux fois par semaine…deux fois de trop pour son équilibre mental, déjà vacillant.
Tout autour de Clarisse, sur les nombreux guéridons et sellettes, une collection de photos encadrées et de bricoles en tout genre – bouchons de champagne, badges VIP, morceaux de nappes signés, boules à neige contenant des monuments – témoignaient de son passé de fêtes et de paillettes.
— Dear, veux-tu bien aller redresser Keith Richards ? Il penche à gauche.
Un des murs de l’appartement était entièrement consacré aux photographies de Clarisse avec des musiciens célèbres des années 1970 et 1980. Sur l’une d’elles, elle serrait de près le guitariste des Rolling Stones. Le ventre de sa mère, enceinte de six mois, pointait à peine sous la robe rouge à sequins qui moulait son corps juvénile. Petite fille, puis adolescente, Célia avait scruté des heures chacun de ces clichés, dans l’espoir de retrouver ses propres traits sur ceux d’un des artistes aux côtés de sa mère. Celle-ci n’avait jamais voulu lui révéler l’identité de son père. Au fil du temps, sa fille s’était résignée. Elle n’abordait plus jamais le sujet, et se contentait du minimum dans ses rapports avec Clarisse.
Célia réaligna le cadre et, restant debout, se prépara à prendre la poudre d’escampette.
« Insolite, maintenant, cracha le poste de radio, une nouvelle preuve que la justice peut être très, très lente ! Plus d’un siècle après l’événement, un journaliste rouvre l’enquête autour d’un accident mortel survenu lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900. En triant les archives de son grand-père, décédé, notre confrère Raoul Lemot a mis au jour une correspondance entre son aïeul et un certain P. Les lettres révèleraient que ledit P. aurait été impliqué dans le fameux accident des Invalides, la rupture d’une passerelle qui avait causé quatre morts. Reportage, tout de suite, par Christ… »
Clarisse coupa le babillage du présentateur avant qu’il n’ait fini sa phrase.
—  Dear God, les gens qui vivent dans le passé sont déprimants, tu ne trouves pas darling ?
Parcourant le salon-musée du regard, Célia contint un second fou rire.


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