Episode #1, où il est question d’un gant rose oublié sur un trottoir.

jeudi 6 avril 2023

proposé par Céline Bouyer, Isabelle Maillard




Torsades #1
Et voilà, elle avait tourné, et il n’y avait plus rien. Rien, excepté un gant avec des étoiles argentées, devant elle, sur le trottoir.

10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1 Lift off

Malgré l’air saturé qui lui enserrait les poumons, la jeune femme avait attendu le dernier moment pour sortir de la rame de métro. Elle ressentit une satisfaction intense en posant le pied sur le quai, précisément au début du deuxième couplet.

And may God’s love be with you

Le tempo lent de Space Oddity lui donnait une démarche lourde, déséquilibrée, pareille à celle d’une astronaute maladroite rebondissant sur la surface lunaire. Elle avait bien conscience que les autres passagers déviaient leur route à son approche, sans même y penser. C’était parfait, elle avait ainsi l’espace vital dont elle avait besoin. Elle avançait, pas après pas, mesure après mesure, travée après travée. Autour d’elle, chacun se pressait pour attraper sa correspondance, pour refaire surface, pour rejoindre les siens. Hormis sa mère qui vivait quasiment recluse dans le XXe arrondissement, Célia n’avait personne à rejoindre.

Now it’s time to leave the capsule
If you dare

A un croisement, une dame très chic, chignon impeccable et tailleur sombre, jaillit d’un couloir et percuta l’épaule de Célia. La dame ne prit pas la peine de ralentir ni d’interrompre sa conversation téléphonique. Le sac en toile de Célia, qui contenait ses vinyles à restaurer, glissa par terre. Son cœur s’accéléra tandis qu’elle rétablissait son équilibre. Elle avait totalement perdu le rythme. Aussi vite que possible, elle reprit le sac. Dieu merci, les disques ne s’étaient pas répandus sur le sol. Elle s’éloigna du croisement et de la foule, en direction d’un mur carrelé de blanc.

I’m feeling very still

Fermant les yeux, elle s’adossa au mur. Respirer, se concentrer sur la mélodie, rouvrir les yeux, et reprendre sa marche étrange parmi le flot des usagers. Marquant exagérément la cadence, elle sentit peu à peu son pouls ralentir et sa gorge se dénouer. Dans quelques secondes, elle atteindrait le bas de l’Escalator. Il était déjà visible. Bientôt, elle remonterait vers la surface. Bientôt, elle reverrait le ciel.

There’s something wrong

Devant elle, une nuée de crânes s’étendait, crânes à boucles, à chapeau, à bonnet, crânes distingués et crânes ovoïdes. Une constellation de bouts de gens tout gris, que sa haute taille lui permettait d’inventorier à loisir. Gris charbon, gris souris, gris morose…rose ? Là-bas, sur l’Escalator, à environ douze crânes de distance, un homme avait posé la main sur la rambarde. Une main gantée de rose, un rose pétant, fuchsia, qui lui avait fait l’effet d’une claque. Le propriétaire de la main et du gant était un type parfaitement ordinaire, banal même, la cinquantaine passée, pardessus en laine noire bien comme il faut, légèrement voûté. Son crâne à lui était poivre et sel, avec une calvitie naissante.

Can you hear me, Major Tom ?

Durant toute sa remontée vers la surface, les yeux sombres de Célia fixèrent si intensément la main qu’ils lui piquaient. La laine était décorée d’étoiles d’argent. Le gant était manifestement trop petit, puisque le tricot était étiré de telle manière que la peau de l’inconnu était visible dessous. Rose pâle sous le rose fluo. Portait-il également le second gant ? S’était-il trompé ce matin en les enfilant ? Impossible, il aurait au moins remarqué qu’ils n’étaient pas à sa taille. Pourquoi un homme de son âge choisirait-il, en toute conscience, des gants aussi enfantins, qui auraient mieux convenu à une petite fille de cinq ou six ans ?
Grâce à sa position en contrebas, Célia put observer que, non seulement il portait effectivement le deuxième gant, mais que sa main gauche tenait une serviette en cuir noir défraîchi. Il rentrait donc de sa journée de travail, probablement un travail de bureau, comme des centaines de milliers de gens à cette heure. A la différence qu’il portait des gants roses à paillettes.
Enfin parvenue à la dernière marche de l’Escalator, elle chercha des yeux l’inconnu et le repéra qui traversait au pas de course la place Monge, en direction de l’arrêt du bus n°63. Parcourant le hall de la station de métro, Célia marchait le plus vite qu’elle pouvait, toute entravée qu’elle était par le tempo de David Bowie. Et la fin du morceau était proche.

And there’s nothing I can do

Les nappes de mellotron dans les oreilles de Célia s’éteignirent peu à peu. Silence. Durant le laps de temps suspendu entre les deux chansons, elle resta figée sur place, les muscles tétanisés, contrainte à l’immobilité. Les yeux écarquillés pour ne manquer aucun détail, elle suivit du regard le bus de l’autre côté de la rue, direction Porte-de-la-Muette, dans lequel le mystérieux passager venait de monter. Elle le vit à l’arrière du véhicule près d’une vitre ouverte, agripper une poignée de maintien.
Célia avait lu quelque part que, si on regardait fixement une personne – et même si celle-ci se trouvait de dos – alors elle pouvait ressentir comme un picotement ou une brûlure à l’endroit où on la fixait. Une histoire de magnétisme ou d’ondes, elle ne se souvenait plus très bien. Des idioties, selon Célia, qui se trouva soudain toute disposée à y croire lorsque l’homme tourna les yeux vers elle. Il lui souriait. Impulsivement, elle leva la main. Un geste maladroit, qui aurait pu signifier Salut comme Arrêtez-vous. Avant que le bus ne s’engouffre dans la rue de la Clef, l’homme lui fit un clin d’œil.
Et maintenant ? Enfin sortie de la bouche de métro, Célia écarta le casque de ses oreilles et le déposa autour de son cou. C’était intolérable. Elle ne voulait pas du tout que ça s’arrête là. Le palpitement qu’elle avait ressenti en voyant le gant incongru, puis en filant son propriétaire, et ce clin d’œil final ! Portée par sa curiosité, elle se résigna à retracer sur quelques mètres le parcours du bus. Tout, mais ne pas se sentir vide et seule à nouveau. Parvenue au virage de la rue de la Clef, elle soupira. Lorsqu’elle prendrait le tournant, elle verrait une rue ordinaire, sans son bus n°63 et sans homme au gant rose à paillettes. Il y aurait des voitures garées le long des trottoirs maculés de crottes de chien, des poubelles vertes devant les portes des immeubles – c’était mardi – un panneau 30 et peut-être même un Ralentissez école, mais pas de bus.
Et voilà, elle avait tourné, et il n’y avait plus rien. Rien, excepté un gant avec des étoiles argentées, devant elle, sur le trottoir.


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