— Nadia, est-ce que ça vous…est-ce que ça te va si on parle de tout ça après ? On a tout le temps du monde. Mais d’abord, on a une enquête à boucler. Alors on va rendre son gant rose à Madame de Bouillon, demander pourquoi un homme le portait comme si de rien n’était et ce qui lui a pris de me faire un clin d’œil. Est-ce que ça te va ?
Sonnée, la concierge fit signe à Célia qu’elle avait besoin de quelques instants. Elle fouilla dans son sac et en tira un paquet de gâteaux secs. Après en avoir dévoré deux, elle en proposa à Célia qui accepta avec joie. Elle avait besoin d’énergie.
— Tu as raison, on y va. Après, on papotera.
Le numéro 3 de la rue d’Artois était loin d’être le plus bel immeuble du quartier.
— A toi l’honneur, lança Célia à sa tante, au moment de sonner à l’interphone. Après tout, c’est toi qui as résolu l’affaire.
Les joues rouges d’émotion, Nadia appuya sur le bouton de Bouillon. Un homme leur ouvrit et les accueillit au dernier étage.
C’était l’inconnu au gant. Les cheveux gris, clairsemés, monsieur tout-le-monde. Maintenant qu’il lui faisait face, Célia comprit qu’elle l’avait déjà rencontré avant l’épisode du métro. Mais où et quand ? Nadia s’avança vers lui et lui tendit le gant avec solennité.
— Bonsoir, monsieur de Bouillon. Je crois que ceci appartient à votre épouse ? Vous vous demandez comment on a fait pour vous retrouver, pas vrai ? On a tiré quelques ficelles, on a fait marcher nos neurones et on a eu un peu de chance, voilà tout !
— Appelez-moi Grégoire, je vous en prie. Vous êtes très douées et je vous remercie infiniment. A vrai dire, je ne pensais pas revoir ce gant un jour, il s’est envolé par la fenêtre du bus ! C’était un cadeau fait par ma femme à notre petite-fille, Louise, juste avant son…avant son accident. Louise les adore mais ils deviennent trop petits, alors je les porte de temps en temps pour les agrandir. Je dois dire que je les trouve très agréables aussi, et puis ils me rappellent une période de notre vie où tout était…disons, plus doux.
Il porta son regard sur Célia.
— C’est vous qui avez ramassé le gant, n’est-ce pas ? Après que nous nous sommes croisés ? J’étais sûr que c’était bien vous.
Devant l’incompréhension de la jeune femme, il poursuivit.
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? A l’hôpital ? Il y avait tant de monde…je comprends. Mais peut-être que ceci vous rappellera quelque chose.
Il dirigea vers un porte-manteau et en décrocha une écharpe en laine rouge.
L’homme au gant. L’homme à l’écharpe. Lorsque Eva était tombée sous le feu des mitraillettes, lorsque Célia avait compris qu’elle-même n’avait qu’une blessure mineure à la jambe et que le sang qui la recouvrait n’était pas le sien, elle s’était jetée sous la table pour écarter les cheveux du visage de son amie et lui parler. Eva ne répondait pas. Ses yeux étaient grand ouverts, sans éclat. Autour de Célia et en elle, tout hurlait. Et puis, les sirènes des ambulances avaient retenti, le corps d’Eva – et de tant d’autres – avait été emmené. Bien après, elle avait été convoquée pour identifier Eva et s’était retrouvée dans une salle d’attente, entourée d’autres proches de victimes. Parmi eux, un homme aux cheveux gris, avec une écharpe rouge. Célia s’était dit qu’il ressemblait à François Mitterrand. Son écharpe faisait comme une tache dans le décor aseptisé de l’hôpital.
Elle n’était pas parvenue à se détourner de l’écharpe, elle s’y était accrochée comme à une bouée. L’homme s’en était aperçu et lui avait souri, un sourire triste, désespéré. Pendant de très longues minutes, ils avaient ainsi partagé leur douleur. Un soignant était venu chercher Célia pour reconnaître le corps d’Eva – la pire épreuve de sa vie – et elle n’avait jamais revu l’homme à l’écharpe. Jusqu’à il y a quelques jours, sur l’Escalator du métro.
— Je me souviens. Votre femme, qu’est-elle devenue ?
— Emeline a survécu. Elle a fait d’énormes progrès depuis deux ans mais les chances qu’elle remarche un jour sont presque nulles. Elle partait de très loin…il a fallu aussi soigner les plaies psychiques, reprendre goût à la vie. Et vous ?
Célia déglutit. Près d’elle, Nadia passa un bras autour de ses épaules.
— Eva est morte sur la terrasse de la Belle Equipe. Les médecins ont dit qu’elle n’a pas souffert, qu’elle n’a pas eu le temps de se rendre compte de ce qui se passait.
Les mots étaient sortis d’eux-mêmes. Eva est morte.
— Je participe une fois par mois à un groupe de parole avec d’autres proches de victimes. Est-ce que vous souhaiteriez vous joindre à nous ?
Oui, Célia souhaitait se joindre à eux. Elle donna son numéro de téléphone à Grégoire qui lui promit de lui transmettre toutes les informations sur la prochaine réunion.
Epilogue
Dans un cimetière parisien, une jeune femme vêtue d’un blouson de cuir frissonne. Le vent de décembre fait claquer ses dents et gèle le bout de son nez. Il est temps de troquer son éternel blouson pour un vêtement plus chaud. Mal à l’aise, elle dépose une boîte bleu ciel sur une tombe, entre une plaque souvenir et un pot de granit contenant une plante en plastique. Sur la plaque, on peut lire A mon petit frère.
Les yeux de Célia ne quittent pas les mots gravés sur la stèle. Amir Alami – 1963-1988. Elle pense à Matthieu et au trou dans le cœur. Et puis au cœur d’Eva, transpercé par une balle sur une terrasse de café. Et à celui de son père, Amir, qui s’est accéléré sous l’effet de la cocaïne, le lendemain de sa visite à Clarisse. Qui s’est accéléré jusqu’à s’arrêter de battre.
Lorsque Célia avait confronté sa mère, celle-ci ne s’était pas dérobée. Sur la photo, elle avait pointé du doigt la fille en retrait aux mains crispées sur son sac et elle avait murmuré Nadia. Puis, elle avait désigné le garçon aux boucles noires et prononcé son nom, Amir Alami. Soudain, toutes les digues que Clarisse avait construites autour de son secret avaient éclaté en morceaux. Elles avaient pleuré, longtemps. Pour la première fois, elles avaient partagé un moment de vérité, rien qu’à elles. Nadia lui avait déjà raconté l’histoire de sa naissance, de sa mère reniée par ses parents à cause de ses frasques et surtout à cause de son amour pour "un arabe". L’histoire d’Amir, devenu accro à la drogue et incapable d’accueillir un bébé dans sa vie. Celle de leur père, concierge rue Orfila, qui avait remué ciel et terre pour envoyer son fils se soigner au sein de sa famille et pour dégoter un appartement à Clarisse, dans son immeuble. Célia aurait aimé connaître son grand-père. A sa mort, il avait fait promettre à sa fille Nadia de continuer à veiller sur Clarisse.
Un jeune homme rejoint Célia devant la stèle. Ils se saluent rapidement et elle s’essuie les yeux du revers de sa manche.
— Tu as vu, vous auriez le même âge, à peu de chose près.
— J’ai vu, Matthieu.
— Tiens, je suis passé devant un bureau de tabac en venant. Tu sais, l’histoire de l’accident à l’Exposition universelle ? Quand ils ont montré la Tour Eiffel ? Eh bien, ils ont découvert que c’était la faute d’un fils du président de l’époque, Emile Loubet. Il avait un drôle de sens de l’humour, le gars : il a crié "Au feu" sur la passerelle et tout le monde a paniqué. Boum, quatre morts. Alors forcément, ils ont tout fait pour étouffer le truc, ils ont payé les familles pour pas que ça s’ébruite. C’est absurde, comme mort.
— C’est toujours absurde, la mort.
Célia se sent stupide, plantée devant la tombe d’un père qu’elle n’a pas connu.
— Tu peux dire quelques mots tout haut ou dans ta tête, il les entendra pareil ton père. Et puis, si tu n’as rien à lui dire, tant pis. Peut-être que ça te viendra plus tard.
L’infirmier n’a pas son pareil pour panser les plaies.
Ils franchissent ensemble le grand portail en fer du cimetière en se frottant les mains pour les réchauffer. Matthieu expire fort en arrondissant la bouche et s’extasie sur la buée ainsi formée. Célia lui sourit.
— Viens, on va se mettre au chaud. Tante Nadia fait un excellent thé himalayen.